LES SCIENTIFIQUES

Le 7 juillet 1945, dans son bureau à l'université de Chicago, le physicien d'origine hongroise Léo Szilard rassembla les feuillets d'une requête, les mit dans une enveloppe de papier bulle et les adressa «au président des États-Unis». La veille, la première bombe atomique avait été essayée avec succès sur le site Trinity dans le désert du Nouveau Mexique. A présent, dans cette requête, Szilard et un grand nombre de ses collègues scientifiques travaillant au projet Manhattan déclaraient que «des responsabilités morales» devaient influencer la manière dont l'arme qu'ils avaient créée devait être utilisée.

Né à Budapest en 1898, Léo Szilard étudia à Berlin dans les années vingt avec Albert Einstein et d'autres maîtres de la physique moderne. Szilard quitta l'Allemagne en 1933 lorsque Hitler s'empara du pouvoir et, cet automne-là, à Londres, il imagina le concept d'une «réaction en chaîne» nucléaire. Szilard fit breveter son idée de réaction en chaîne en 1934, puis transmit le brevet comme secret militaire au Ministère de la Marine britannique, craignant que les savants nazis n'utilisent cette découverte pour fabriquer des bombes atomiques.

En 1939, Szilard et un autre émigré, le physicien italien Enrico Fermi, conçurent ensemble à New-York le premier réacteur nucléaire du monde. Ensuite, Szilard entretint Albert Einstein, son mentor et ami, des réactions en chaîne et il rédigea la lettre qu'Einstein envoya au président Franklin Roosevelt, qui l'avertissait des progrès allemands en matière de recherche nucléaire et qui aboutit au projet Manhattan, le programme top secret de l'armée américaine, d'un coût de deux milliards de dollars, destiné à concevoir et à assembler des armes nucléaires.

Dès 1942, Szilard et Fermi étaient au travail au «Laboratoire métallurgique» secret, le MET LAB, sur le campus de l'université de Chicago. Ce fut sous le stade de football qu'ils créèrent en décembre de cette année-là la première réaction nucléaire en chaîne du monde. En 1943, les physiciens J. Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, Hans Bethe, Edward Teller et quelques autres allèrent s'installer dans un autre laboratoire secret situé à Los Alamos, dans le Nouveau Mexique, afin de concevoir et d'assembler les premières bombes A. Mais le commandant militaire du projet Manhattan, le général Leslie Groves, éprouvait une telle antipathie envers Szilard et lui faisait si peu confiance que ce dernier fut retenu à Chicago.

Au printemps de l'année 1945, l'avancée des Alliés en vue de soumettre l'Allemagne nazie était devenue réalité, lentement mais sûrement. Mais le Japon s'avérait être un adversaire plus acharné. Un raid aérien sur Tokyo en mars fit non moins de 100.000 victimes mais l'armée japonaise luttait avec obstination, essuyant des pertes effroyables pour défendre les îles de Iwo Jima jusqu'en mars et d'Okinawa jusqu'en juin.

Ce printemps-là, Szilard et quelques autres savants organisèrent à Chicago des discussions après leur travail relatives à l'avenir de la bombe A, craignant une course aux armements nucléaires après la guerre entre l'Amérique et la Russie. Mais étant donné le compartimentage rigide du projet Manhattan, il n'existait pas de niveau intermédiaire entre les scientifiques et les autorités à Washington qui prendraient la décision finale quant à la manière dont la bombe serait utilisée. Même le Congrès ignorait tout de la bombe.

Avec l'assurance qui le caractérisait, Szilard vit clairement que «le seul homme avec lequel nous étions sûrs d'avoir le droit de communiquer était le président». Après tout, Szilard avait rédigé le brouillon de la lettre adressée par Einstein à Roosevelt en 1939, et, en 1940, celui d'une deuxième lettre d'Einstein, moins connue celle-là, visant à accélérer le financement fédéral pour la recherche atomique. Ainsi, en mars 1945, Szilard rédigea-t-il une troisième lettre qu'Einstein adressa à Roosevelt, cette fois pour exhorter le président à rencontrer Szilard en vue de discuter des problèmes du contrôle nucléaire après-guerre.

Dans une note jointe à cette troisième lettre, Szilard avertissait Roosevelt que le choix était parfaitement simple : conclure un accord de contrôle de l'armement avec les Russes ou s'efforcer de les battre dans la course aux armes nucléaires. Mais, un mois plus tard, le président mourait avant d'avoir reçu la lettre d'Einstein. Le vice-président, Harry Truman, prêta serment en qualité de président. Mais Truman était un novice en matières militaires et en affaires étrangères, et ce ne fut que deux semaines après son installation à la Maison Blanche que Henry Stimson, le ministre de la Guerre, et le général Groves le mirent au courant de l'existence de la bombe A.

Sans se laisser décourager, Szilard approcha Truman par l'intermédiaire de vieux amis politiques de Kansas City et, le 25 mai, on lui fit savoir à la Maison Blanche que le président avait arrangé à son intention une entrevue avec James F. Byrnes à Spartanburg en Caroline du Sud. Szilard l'ignorait, mais Byrnes exerçait une influence considérable sur Truman qui remontait à l'époque où ils étaient tous deux sénateurs, et il était sur le point d'être nommé secrétaire d'Etat.

Au cours de leur entrevue du 28 mai, Szilard plaida auprès de Byrnes en faveur de la création d'un projet de contrôle international avant d'utiliser la bombe A, pour empêcher une course aux armements nucléaires avec la Russie. Mais Byrnes alla à l'encontre de cette proposition en disant que, dès que les Etats-Unis possèderaient la bombe, cela rendrait la Russie «plus maniable» en Europe.

En rentrant à Chicago, Szilard passa par Washington où il rencontra Oppenheimer qui se trouvait là pour une réunion de la «commission intérimaire» que Truman avait créée pour le conseiller sur la ligne de conduite à adopter après-guerre en matière de nucléaire. Les deux physiciens discutèrent de la question de savoir si, et comment, la bombe devait être utilisée, Szilard étant partisan d'une démonstration afin d'obliger le Japon à capituler, Oppenheimer préférant un usage militaire immédiat.

Le directeur de l'ensemble du projet métallurgique, le prix Nobel Arthur Compton, était également membre de la commission intérimaire. Début juin 1945, il promit aux scientifiques de Chicago qu'il transmettrait leur point de vue quant à la bombe lors de la réunion suivante de la commission intérimaire.

Les scientifiques formèrent sans tarder une commission chargée d'examiner «les implications sociales et politiques» de la bombe, avec, à sa tête, le prix Nobel James Franck. Rédigé par Szilard, le rapport Franck recommandait, le 11 juin, que l'on fasse une démonstration de la bombe aux Japonais avant qu'elle ne soit utilisée sur leurs villes. Mais cette option fut rejetée comme peu réaliste par les scientifiques qui faisaient partie de la commission intérimaire : Oppenheimer, Compton, Fermi et Ernest Lawrence.

Ainsi donc, ayant échoué avec une lettre d'Einstein à Roosevelt, une rencontre avec Byrnes et le rapport Franck, Léo Szilard fit une dernière tentative : une pétition au président Truman. Le premier juillet, il se mit à faire circuler un projet défendant l'idée que pour des «raisons morales», ils devaient s'opposer à l'utilisation de la bombe comme arme offensive; ils s'étaient engagés dans une lutte de vitesse pour mettre au point une arme défensive en vue de contrecarrer une bombe A allemande.

(Un autre savant qui s'opposa à l'usage offensif de la bombe A fut Joseph Rotblat, qui quitta Los Alamos quand il devint évident que l'Allemagne ne posséderait pas d'armes nucléaires.)'

A Los Alamos, l'ami de Szilard, le physicien d'origine hongroise Edward Teller, refusa de signer la pétition et la remit à Oppenheimer. Teller écrivit à Szilard que «l'utilisation de la bombe en combat réel pourrait même être la meilleure chose» pour éduquer le public en matière d'armes nucléaires. «Le hasard qui fait que nous ayons mis au point cette arme redoutable ne devrait pas nous conférer la responsabilité d'avoir voix au chapitre en ce qui concerne la manière de l'utiliser.»

Le 4 juillet, Szilard envoya des pétitions à l'usine secrète d'uranium du projet Manhattan, située à Oak Ridge, Tennessee. Là, soixante-sept scientifiques signèrent une pétition préconisant une démonstration de la bombe A et dix-huit autres signèrent une version amendée.

Mais quelques scientifiques s'opposèrent à la pétition, disant que l'utilisation de bombes A était simplement une «extrapolation» du largage de bombes incendiaires sur les villes. La contre-pétition obtint deux signatures et déclarait notamment: « Si nous pouvons sauver ne serait-ce qu'une poignée de vies américaines, alors employons cette arme maintenant ! » Le texte disait que les signataires : « n'arrivent pas à saisir l'utilité d'un argument moral quand on examine une situation aussi immorale que la guerre ».

Le 7 juillet, l'armée décréta que Groves «n'avait pas d'objection» contre la pétition, à condition qu'elle fût classée «secrète» par Szilard et acheminée par les filières officielles. Mais, le 12 juillet, afin de discréditer la pétition, Groves fit procéder chez les scientifiques du laboratoire MET à un vote qui présentait cinq options, allant de l'usage militaire de la bombe jusqu'à pas d'utilisation du tout. A la surprise de l'armée, les idées de Szilard obtinrent un large soutien : 127 des 150 scientifiques interrogés (72%) étaient partisans d'une démonstration.

Par la suite, Szilard atténua les termes de sa pétition afin d'attirer davantage de signataires, et la version finale, datée du 17 juillet, ne demandait pas une interdiction totale de la bombe mais disait qu'elle devrait être utilisée seulement après que le Japon eut reçu les termes détaillés de là capitulation.

Alors la décision du président devait être tempérée «par toutes les autres responsabilités morales qui sont en jeu».

La lettre de Szilard mentionne que 67 des scientifiques de Chicago avaient signé sa pétition, bien que 71 noms figurent sur les pages qui parvinrent finalement à la Maison Blanche. Quatre-vingt-cinq autres signèrent les versions amendées à Oak Ridge. Au total, 156 scientifiques travaillant au projet Manhattan signèrent des pétitions qui soulevaient des questions morales au sujet du largage de bombes A sur les villes japonaises, et 127 scientifiques appelés à voter étaient partisans d'une démonstration d'une manière ou d'une autre.

Mais le général Groves s'employa à retarder la pétition pendant deux semaines et ce n'est que le 31 juillet qu'il la fit parvenir au bureau du ministre de la Guerre, après qu'un télex de Tinian Island dans le Pacifique l'eut assuré que la bombe était prête. Groves savait que le temps pressait. A Postdam, conjointement avec les «trois grands» dirigeants alliés -Truman, Churchill et Staline- le ministre de la Guerre Stimson approuvait l'ordre de l'armée (rédigé par Groves) d'utiliser les bombes A «aussitôt que le temps permettra un bombardement à vue après le 3 août environ». Quatre cibles étaient désignées : Hiroshima, Kokura, Nagasaki et Niigata, toutes villes épargnées par les bombes incendiaires afin que les effets d'une bombe A fussent clairs.

Un jour après cet ordre, les Alliés publiaient leur «Déclaration de Postdam» qui s'achevait en ces termes : « Nous mettons le gouvernement du Japon en demeure de déclarer la capitulation de toutes les forces armées japonaises... L'alternative pour le Japon est la destruction totale et immédiate. » Le 28 juillet, après avoir pesé la déclaration alliée, le gouvernement du Japon donna une réponse ambiguë dont certains historiens pensent qu'elle fut simplement une traduction inexacte.

Le 6 août, le «Enola Gay» largua une bombe à uranium surnommée «Little Boy» sur Hiroshima, tuant instantanément 70.000 habitants. Le 8 août, la Russie déclarait la guerre au Japon, ce que Tokyo redoutait depuis longtemps. Le 9 août, «Bock's car» lâchait une bombe au plutonium surnommée «Fat Man» sur Nagasaki, tuant 40.000 personnes. Durant les cinq ans qui suivirent, plus de 200.000 Japonais devaient décéder des effets des bombes A.

Le 10 août, le Japon accepta les termes de la déclaration de Postdam, mais à une condition : l'empereur devait être autorisé à rester sur le trône. Le président Truman donna l'ordre qu'une troisième bombe A, prévue pour le 20 août, ne soit pas larguée car, disait-il, l'idée de tuer «tous ces gosses», selon son expression, ne lui plaisait pas. Les États-Unis acceptèrent la condition posée par Tokyo de garder leur empereur, et, le 14 août, le Japon capitulait.

LES HOMMES POLITIQUES

Actuellement, cinquante ans après la fin de la seconde Guerre Mondiale, nous connaissons bien le potentiel de destruction des armes nucléaires. Durant cette période, plus de 100.000 armes nucléaires ont été fabriquées et pointées sur des villes partout dans le monde. Ce cauchemar était la politique de «destruction mutuellement assurée» et son acronyme, «MAD»1, était tout à fait de circonstance.

Avec la fin de la course aux armements nucléaires entre les États-Unis et l'Union Soviétique, la polémique continue sur la question de savoir pourquoi, en premier lieu, les Etats-Unis ont utilisé des armes atomiques contre le Japon. L'explication donnée par le président Harry Truman à ce moment-là, et largement acceptée depuis, est que les EtatUnis ont largué la bombe pour mettre fin à la guerre rapidement et pour sauver les milliers de vies qui auraient été perdues lors d'une invasion du Japon. Mais après un demi-siècle de recherches historiques minutieuses, cette réponse n'apparaît plus aussi nette. Des intellectuels respectés ont soigneusement examiné les papiers personnels des hommes qui, les premiers, décidèrent d'employer des bombes A, et leur conclusion est que d'autres considérations ont influencé la décision, des considérations non seulement militaires mais également diplomatiques et politiques. Cependant la simple mention de ces autres facteurs irrite bon nombre d'Américains qui ont cru longtemps que la décision d'utiliser cette arme terrifiante avait un fondement moral sans ambiguïté.

Permettez-moi d'expliquer comment j'en suis arrivé à mes conclusions sur ce sujet complexe et émotionnel. Il y a quelques années, j'ai écrit une biographie de Léo Szilard qui, comme vous le savez, s'efforça d'empêcher le bombardement du Japon de l'intérieur même du projet Manhattan. Et l'été dernier, j'étais modérateur d'une table ronde à la Bibliothèque du Congrès où des historiens discutaient des raisons pour lesquelles nous avions lancé la bombe.

Grâce à cette expérience et poursuivant mes recherches, je pense qu'aujourd'hui encore il paraît juste de conclure que la raison principale pour laquelle on a largué la bombe était la conviction que cela mettrait rapidement fin à la guerre.

Mais à côté de cette raison militaire, d'autres facteurs ont, à l'évidence, influencé la décision. Ces facteurs sont : la diplomatie d'après-guerre, la dynamique bureaucratique, la justification politique et la psychologie en temps de guerre.

Examinons tout d'abord la diplomatie d'après-guerre. Pendant la seconde Guerre Mondiale, les Soviétiques étaient des alliés dans la lutte contre l'Allemagne nazie et, au moment où la guerre en Europe touchait à sa fin, en mai 45, les Soviétiques avaient conquis la partie orientale du territoire alors que nous - les Britanniques, les Canadiens et les autres Alliés - avions conquis la partie occidentale. Dans la guerre du Pacifique contre le Japon, l'Union Soviétique était restée neutre. Mais après la capitulation de l'Allemagne, les Soviétiques s'engagèrent à déclarer la guerre au Japon au bout de trois mois ou à la mi-août environ. Le nouveau secrétaire d'Etat de Truman, James Byrnes, et plusieurs chefs militaires envisagèrent la bombe A comme un moyen de rendre les Soviétiques «plus maniables», en contrant les avantages politiques que les Soviétiques avaient acquis en Europe et en mettant fin à la guerre dans le Pacifique avant que les Soviétiques ne puissent y prendre part.

Un deuxième facteur est la dynamique bureaucratique. De crainte que l'Allemagne nazie ne fût occupée à mettre au point une bombe atomique, le président Franklin Roosevelt entreprit la recherche américaine concernant la bombe A en 1939 et convint d'en faire un projet ayant priorité absolue en 1941, justement quelques jours avant l'attaque-surprise du Japon contre Pearl Harbor, l'événement qui entraîna les États-Unis dans la seconde Guerre Mondiale. La mise au point de la bombe exigeait des milliards de dollars et les efforts d'un bon nombre de nos sommités scientifiques. En fin de compte, notre détermination à mettre la bombe au point produisit un désir irrésistible de l'utiliser.

Un troisième facteur est la justification politique. Certains chefs américains, civils et militaires, poussèrent Truman à employer la bombe avant que le Japon n'ait pu capituler afin de justifier les milliards dépensés à l'insu du Congrès ou sans son approbation. Selon les termes d'un représentant du ministère de la Guerre, «Si cette affaire marche, ils (le Congrès) ne feront aucune investigation et si ça ne marche pas... ils examineront n'importe quoi d'autre».

Et un quatrième facteur est la psychologie en temps de guerre. Après quatre sanglantes années de guerre, les Américains à la tête des affaires étaient impatients d'écraser l'ennemi et de ramener les combattants dans leur foyer. Le sentiment populaire était si violemment hostile aux Japonais en raison de leur conduite pendant la guerre -massacre de civils à travers l'Asie depuis les années trente, attaque-surprise de Pearl Harbor avant de nous déclarer la guerre, traitement barbare de prisonniers alliés- que beaucoup de dirigeants américains n'étaient pas d'humeur à accepter des pertes supplémentaires. Aux yeux des Américains las de la guerre, l'ennemi était devenu simplement «les Japs», des créatures pas tout à fait humaines qu'il fallait dynamiter et incendier pour les sortir de leurs caves des îles du Pacifique. Mais les Japonais perdirent 100.000 hommes à Okinawa, nous convainquant qu'ils lutteraient jusqu'à la mort pour défendre leur patrie et leur empereur qu'ils considéraient comme un dieu.

Stimson, le ministre de la Guerre, écrivit en 1947 que la bombe avait été utilisée uniquement pour sauver des vies américaines. Au cours de l'été 1945, leur nombre fut estimé à environ 25.000 en cas d'invasion du Japon niais, par la suite, les chiffres furent revus à la hausse pour atteindre 100.000, puis 250.000, et finalement un million.

Toute cette contestation autour du largage de la bombe est particulièrement difficile parce que nous savions peu de chose du point de vue japonais à l'époque et que, de nos jours encore, nous ne disposons que d'une information limitée. Ce que nous savons, c'est que. dès juin 1945, les dirigeants politiques du Japon étaient prêts à capituler à condition de pouvoir conserver leur empereur après la guerre. Les diplomates japonais recherchaient la paix auprès de pays neutres : la Suède. la Suisse et l'Union Soviétique. Mais les Soviétiques voulaient être dans le coup lors de la défaite du Japon, en partie pour venger la guerre russo-japonaise de 1905, en partie pour accéder aux ports du Pacifique en Chine que le Japon contrôlait depuis les années trente.

Le débat sur la question de savoir si les États-Unis étaient en droit de lâcher la bombe est lancé avec deux mots : «réddition inconditionnelle». Par suite de leur défaite à Okinawa en juin 1945, il était évident que les Japonais allaient perdre la guerre. Mais dès 1943, les Alliés avaient convenu que les trois Puissances de l'axe -l'Allemagne, l'Italie et le Japon- devaient se rendre sans conditions. Nous savions au printemps de 1945 que le Japon ne mettait qu'une condition : la garantie que l'empereur et le trône impérial seraient maintenus. Si nous avions consenti à cette condition, la guerre aurait pu se terminer en juin ou en juillet. Certains historiens soutiennent que, parce que nous nous attendions à ce que la bombe A fût bientôt prête, nous avons exigé la reddition inconditionnelle, prolongeant ainsi la guerre et le massacre durant deux mois de plus

Un acteur important dans la décision d'utiliser la bombe fut James Byrnes, le secrétaire d'Etat de Truman. Byrnes était un homme de grande envergure au sein du gouvernement américain, d'abord en qualité de sénateur issu de la Caroline du Sud, puis en tant que juge à la Cour Suprême, et enfin comme chef des programmes de la stabilisation économique et de la mobilisation en temps de guerre. Il avait été un collègue influent de Truman au Sénat et, jusqu'à ce qu'intervienne le président Roosevelt, Truman avait eu l'intention de présenter la candidature de Byrnes à la vice-présidence à la Convention démocratique de 1944. Au lieu de cela. Roosevelt choisit Truman. Aussi, lorsque Roosevelt mourut en avril 1945, Truman hérita de la présidence dont Byrnes pensait qu'elle lui revenait de droit.

Byrnes estimait que les Russes étaient le plus gros problème de l'Amérique d'après-guerre et il considéra la bombe A comme un moyen de les rendre «plus maniables». Le président Truman s'était rendu à Postdam pour obtenir le soutien soviétique contre le Japon, mais lorsqu'il eut connaissance du succès de l'essai «Trinity», lui et Byrnes estimèrent que ce soutien ne leur était plus nécessaire. A Postdam, Byrnes persuada Truman d'exiger la reddition inconditionnelle.

Le 24 juillet, le président Truman signala au Premier ministre soviétique Staline que nous possédions «une nouvelle arme d'une force de destruction inhabituelle». Staline savait déjà par ses espions qu'un essai avait été programmé; il ne se rendit pas compte de la puissance de la bombe A et se contenta d'exhorter Truman à en faire «bon usage contre les Japonais».

Et comment les Américains en vinrent-ils à déplacer les cibles atomiques de l'Allemagne vers le Japon? Sans y avoir mûrement réfléchi, à ce qu'il semble, et avec peu de réaction en sens contraire de la part des scientifiques et des quelques conseillers auprès du gouvernement. En septembre 1944, Roosevelt et Churchill se rencontrèrent à Hyde Park, dans l'Etat de New-York, et là convinrent qu'après «mûre réflexion» la bombe A, conçue comme une arme défensive contre l'Allemagne, pouvait être utilisée de manière offensive contre le Japon.

Mais, en définitive, les pressions diplomatiques et politiques furent aussi importantes que les décisions militaires. C'est pourquoi même les plus ardents défenseurs du bombardement d'Hiroshima ont eu de la peine à justifier l'attaque contre Nagasaki. Elle fut menée avant que les Japonais ne puissent réagir aux événements d'Hiroshima : les dirigeants japonais étaient occupés à réexaminer en toute hâte leur position sur les conditions de paix dans les heures qui précédèrent le bombardement de Nagasaki.

Ici, à mon avis, la décision se ramena à une question de timing. Le général Groves, le chef militaire du Projet Manhattan, craignait que le Japon ne capitule avant que les bombes A ne puissent être utilisées. Il prétendit que deux bombes devaient être employées parce qu'il y avait deux conceptions différentes. Une bombe à uranium fut larguée sur Hiroshima, une bombe au plutonium sur Nagasaki.

Une seconde raison expliquant cette hâte fut l'Union Soviétique. Le premier plan d'invasion du Japon n'était pas prévu avant novembre 1945 et l'attaque principale pas avant mars 1946. Mais je pense que nous avons utilisé les deux seules bombes A que nous possédions si rapidement parce que nous savions que les Soviétiques avaient l'intention de déclarer la guerre au Japon à la mi-août.

Pour conclure, la décision d'utiliser la bombe A fut une affaire embrouillée. En tant qu'êtres rationnels, il nous plaît de croire que les décisions capitales reposent sur la raison et la conviction, ou encore, comme l'espéraient Roosevelt et Churchill, sur une «mûre réflexion». Hiroshima et Nagasaki sont là pour nous rappeller que la crainte et le doute sont tout aussi importants que la raison et la conviction.

Quel que soit votre jugement sur le bombardement du Japon, une chose est sûre : il ne fut pas exécuté après mûre réflexion. A une époque où l'humanité a mis au point des armes assez puissantes pour détruire notre planète, ce manquement constitue sans doute la leçon la plus importante à retenir de la seconde Guerre Mondiale.

EPILOGUE

Qu'ont fait les savants atomiques depuis la guerre pour contrôler leur terrifiante création ? Et pourquoi leur pétition datant de la guerre est-elle peu connue aujourd'hui encore ?

Le début de la démarche de Szilard remonte au 6 août lorsqu'il essaya de rendre publique la pétition que, délibérément, il n'avait pas classée «secrète». Le 16 août, un officier du service de renseignements de l'Armée de Terre convint avec Szilard que la pétition pouvait être rayée de la liste des documents secrets. Ensuite Szilard demanda au secrétaire du président de marquer son accord sur l'autorisation de publier la pétition, et il offrit à des périodiques scientifiques l'occasion de la publier dès que la Maison Branche l'eut approuvée. Mais avant que Truman puisse en décider, le général Groves intervint et, à nouveau, fit classer secrète la pétition.

Szilard fit mention de la pétition pour la première fois en public lors d'un discours en décembre 1945, mais elle ne parut pas sous forme imprimée avant que Arthur Compton ne publie ses mémoires en 1956. La pétition fut rayée de la liste des documents secrets pour la première fois en 1957, mais la publication de toutes les versions et des lettres y afférentes ne fut autorisée qu'en 1961. Ce fut l'anthologie «L'Age atomique» qui, la première, publia en 1963 une transcription intégrale de la pétition de Szilard.

En dépit du voile jeté par la censure militaire, l'idée de Szilard que les scientifiques deviennent des activistes rencontra un succès immédiat. Le 9 septembre 1945, le physicien James Franck et soixante-quatre autres membres du corps enseignant de l'Université de Chicago signèrent une pétition adressée au président Truman l'exhortant à partager les secrets de l'atome avec d'autres nations afin de faire naître un projet de contrôle international qui maîtriserait la course aux armements nucléaires. Le lendemain, la pétition de Franck fut largement publiée dans la presse, et, le surlendemain, le ministre de la Guerre Stimson discuta du point de vue des scientifiques lors d'une réunion du Conseil des Ministres. Au printemps de 1946, les États-Unis soumettaient aux Nations-Unies un projet de contrôle international de l'atome, encore que ce projet n'aboutît jamais.

Un second résultat de l'activisme au sein du projet Manhattan fut la constitution du groupe de savants atomistes de Chicago à l'automne de 1945. Le groupe se constitua pour discuter des politiques à mener en matière nucléaire, pour promouvoir le contrôle civil de l'énergie atomique sur le plan national et le contrôle international hors des frontières, et «pour éduquer l'opinion publique». Depuis 1945, ils publient le «Bulletin of the Atomic Scientists», une revue mensuelle faisant autorité qui utilise comme logo l'«horloge de la fin du monde» qui égrène les minutes jusqu'à minuit avant l'Armageddon nucléaire.

«On a défini la politique comme l'art du possible», a dit Léo Szilard. «On pourrait définir la science comme l'art de l'impossible. La crise qui nous menace ne pourra trouver sa solution définitive aussi longtemps que les politiques n'auront pas rattrapé les scientifiques et que la politique, à son tour, ne devienne l'art de l'impossible

William LANOUETTE
(Traduit de l'anglais par Jocelyne Thomas)

1 «MAD» signifie «fou» en français (N.D.T.)

Les documents suivants sont des copies de deux feuillets provenant de la pétition des scientifiques : le premier est de Oak Ridge; le second, daté du 17 juillet, est de Chicago, et porte la signature de Szilard. Les deux documents sont issus des archives nationales de Washington, D.C.

Au Président des Etats-Unis

Nous, soussignés, les scientifiques du Laboratoire Clinton pensons que les conséquences politiques et sociales de la puissance nucléaire développée dans le projet (Manhattan) impose des obligations morales au gouvernement et au peuple américain en cas d'utilisation de la bombe.

Nous pensons que la puissance de cette arme doit être expérimentée publiquement et indépendemment du conflit actuel pour que de cette façon l'ensemble de l'opinion mondiale puisse déterminer le facteur qui préservera la paix.

C'est pourquoi nous recommandons qu'avant d'utiliser la bombe dans cette guerre, sa puissance soit correctement décrite et démontrée afin que la nation japonaise puisse évaluer les conséquences d'un refus à la réddition. Nous estimons que cette façon de procéder augmentera l'efficacité de la bombe dans cette guerre et aura un effet considérable pour prévenir d'autres guerres.

 
Pétition au Président des Etats-Unis

Les découvertes dont le peuple américain n'a pas eu l'occasion de prendre connaissance peuvent avoir un impact sur la sécurité de la nation dans un avenir proche. La libération de l'énergie atomique sous forme de bombes met ces dernières à la disposition de l'armée. Comme commandant en chef des armées il vous appartient désormais de décider si oui ou non la bombe sera utilisée à l'encontre du Japon.

Nous, soussignés, les scientifiques déclarons avoir travaillé dans le domaine de l'énergie atomique. Jusque il y a peu nous avons craint que les Etats-Unis ne puissent être attaqués par la bombe atomique durant cette guerre et que par conséquent sa seule protection ne pouvait résider que dans une contre attaque du même type. Aujourd'hui, avec la défaite de l'Allemagne, un tel danger est écarté et nous nous voyons dans l'obligation de déclarer ce qui suit :

La guerre doit aboutir rapidement à la victoire pour notre pays et des attaques à la bombe atomique pourraient bien constituer la stratégie pour y arriver. Nous pensons toutefois, que de telles attaques sur le Japon ne pourraient pas être justifiées, à moins que les conditions détaillées qui seront imposées après la fin des hostilités ne soient rendues publiques et que le Japon ait la possibilité de se rendre.

Si une telle annonce publique donne des garanties aux Japonais de pouvoir entrevoir une vie consacrée à des objectifs pacifiques et si le Japon refuse toujours de se rendre notre nation pourrait alors, dans des conditions à déterminées, se trouver dans l'obligation à recourir à l'usage de la bombe atomique. Une telle action, cependant, ne devrait pas être faite à n'importe quel moment et sans prendre sérieusement en considération les responsabilités morales qu'elle implique.

Le développement de l'énergie atomique va mettre à la disposition des nations de nouveaux moyens de destruction. Les bombes atomiques actuellement à notre disposition ne représentent que la première phase de ce programme, et il n'y a pratiquement pas de limites au pouvoir de destruction qui sera rendu accessible au cours de leur production dans les prochaines années. En conséquence le pays qui crée le précédent d'utiliser de telles forces dans le but de détruire devra porter la responsabilité d'ouvrir la porte à une ère de destruction inimaginable.

Si après cette guerre l'on autorise des puissances rivales à disposer de tels moyens de destruction, les villes des Etats-Unis de même que celles d'autres pays seront placées en danger permanent d'être rayées de la carte, du jour au lendemain. Toutes les ressources matérielles et morales des Etats-Unis doivent être mobilisées pour empêcher la venue d'une telle catastrophe. Une telle prévention est pour le moment de la seule responsabilité des Etats-Unis du fait de son monopole en cette matière.

Cette nouvelle puissance physique dont dispose l'Amérique la force à la retenue et si nous devions en-freindre cette obligation notre image en souffrirait dans le monde et pour nous-mêmes. Dès lors il nous serait très difficile de ne pas prendre la responsabilité de contrôler ces forces devenues disponibles.

A la vue de ce qui précède, nous soussignés, vous adressons respectueusement une pétition : première-ment que vous exerciez votre pouvoir de commandant en chef pour décider de ne pas recourir à l'usage de la bombe que si les conditions de reddition imposées au Japon sont rendues publiques dans le détail et que si le Japon dûment informé refuse de se rendre; deuxièmement. que dans une telle éventualité la décision d'utiliser ou non la bombe atomique soit prise par vous à la lumière des considérations exposées dans cette pétition ainsi que des autres responsabilités morales qui y sont liées.

Plusieurs signatures dont celles de Ep. Wigner et Léo Szillard.