INTRODUCTION

Nous nous proposons d'exposer les différentes raisons qui nous amènent à nous opposer à la reprise des essais nucléaires décidée par le président de la République française ainsi qu'à la poursuite des essais nucléaires chinois.

Il est important de rappeler en premier lieu les raisons générales et qui demeurent fondamentales. L'IPPNW oeuvre depuis le début des années 1980 pour informer le monde du péril pour l'humanité toute entière qu'entraînerait une guerre nucléaire. L'accumulation d'armes nucléaires rend possible une dizaine de fois l'anéantissement de toute vie sur la terre. Notre association et ses 200.000 médecins et professionnels de santé agissent dans 80 pays du globe pour mettre fin aux essais nucléaires qui servent à développer incessamment de nouvelles armes aux dépens des besoins de santé. Notre but est l'éradication de l'arme nucléaire en l'an 2000. Dans le même temps, les médecins étudient les conséquences qu'aurait une guerre nucléaire, celles de la fabrication des armes et de leurs essais sur la santé des populations. Ils diffusent l'ouvrage «Effets de guerre nucléaire sur la santé et les services de santé» publié en 1987 par l'Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.) à Genève et éditent leurs propres ouvrages : «Ciel et Terre radioactives, Plutonium, or maudit de l'âge nucléaire» et des documents et revues comme en France la revue «Médecine et guerre nucléaire». C'est pour « avoir diffusé des informations qui font autorité », auprès des responsables, des médecins et des populations, que notre association a été jugée digne de se voir attribuer le prix Nobel de la Paix en 1985 « pour avoir rendu un service considérable à l'humanité ».

Agir pour l'abolition de toutes les armes nucléaires à l'horizon 2000, cela veut dire prendre des dispositions pour aboutir à cet objectif

Avancer vers un désarmement progressif de toutes les armes nucléaires, c'est pour arriver à l'abolition complète de ces armes de destruction totales. C'est d'ailleurs ce qu'ont promis les puissances nucléaires au moment du débat à l'ONU en avril 1985 mais avec une différence notable : la limite qu'elles se donnent est beaucoup plus éloignée : «A moyen terme». Pour avancer vers l'abolition des armes nucléaires, le facteur primordial est l'arrêt total et définitif de toute sorte d'essais nucléaires, afin d'empêcher toute tentative de modernisation ou de miniaturisation. L'IPPNW a agi à Genève avec d'autres organisations non—gouvernementales pour que le Traité d'arrêt total des essais ne comporte aucune limite contrairement à la demande de la France, de la Russie, et des Etats—Unis qui voulaient autoriser les essais d'un kilotonne. L'évolution récente sur cette question montre que la France, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se rallient à l'option zéro. Elle va donc dans le bon sens : l'abolition des armes à l'horizon 2000.

Obtenir de la Cour Internationale de Justice de la Haye qu'elle se prononce sur l'illégalité de l'arme nucléaire à l'instar des armes chimiques et biologiques est un autre de nos buts. L'IPPNW a agi avec d'autres associations pour que l'Organisation Mondiale de la Santé saisisse l'ONU de cette requête. C'est fait désormais, et l'Assemblée générale de l'ONU a saisi la Cour de la Haye sur l'illégalité de l'arme nucléaire (World Court Project). La demande de mise hors la loi comporte obligatoirement la mise hors la loi de tout essai de cette arme. Les huit essais nucléaires décidés.par le président de la République française et poursuivis par la Chine sont en contradiction avec la démarche initiée en partie par les médecins de l'IPPNW, soutenue par l'OMS, puis par l'ONU.

La décision française de reprendre les essais et la poursuite des essais chinois sont en contradiction avec la prolongation sine die du Traité de non-prolifération nucléaire décidée en avril 1995 à l'ONU. Bien entendu ce traité ne dit pas expressément et directement qu'il comporte l'arrêt définitif des essais. Ce sera l'objet d'un autre traité discuté actuellement à Genève, celui de l'arrêt définitif des essais et son corollaire concernant la production, la vente et les échanges du plutonium dans le monde. Il était néanmoins au centre des débats à l'ONU : pour pouvoir vaincre les réticences de nombreux pays, les puissances nucléaires et singulièrement la France par le discours de M. Juppé, ministre des Affaires étrangères de l'époque qui parlait au nom de la Communauté européenne et de l'Europe toute entière, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis et la Russie se sont engagés à arrêter définitivement les essais, à ne pas moderniser et à ne pas faire évoluer les stocks d'armes nucléaires existants. Mieux encore, les puissances nucléaires ont rappelé explicitement qu'elles étaient pour l'abolition de ces armes à moyen terme. C'est à partir de cette promesse que 175 pays ont accepté, par tacite reconduction, de prolonger le traité de non-prolifération. Faire huit essais nucléaires, poursuivre six essais, c'est aller exactement en sens inverse de ce qui a été promis et c'est cela qui choque particulièrement les opinions publiques du monde entier.

Tels sont les éléments généraux qui justifient notre opposition à la reprise des essais nucléaires. Mais nous avons aussi en tant que praticiens des objections qui reposent sur la mission d'études et de rencontre que l'association française AMFPGN a réalisée en Polynésie en avril 1990 sous la direction du Dr. F. Feuilhade et que l'IPPNW a soutenue. Ce sont les conséquences sanitaires sur les populations civiles.

  • Les statistiques établies en Polynésie montrent que, pour l'année 1988-1989, à peine 60% des certificats de décès étaient exploitables, et seulement 30% peu d'années auparavant. Nous étions arrivés à la conclusion que les statistiques de cancer, de leucémie et de toute autre cause de mortalité n'étaient pas fiables en Polynésie française. Cela signifie que tous les chiffres publiés sur l'existence d'une montée du nombre de cancers ne tiennent pas compte d'une relative amélioration de la prise de données. On ne peut pas non plus, sur des statistiques qui n'ont pas la fiabilité indispensable, tirer la moindre conclusion et dire que la fréquence des cancers en Polynésie est du même ordre que celle rencontrée en Australie et en Nouvelle-Zélande comme le fait la DIRCEN, car ce serait accréditer que les statistiques sont fiables et comparables.

  • En ce qui concerne les 8 à 13.000 travailleurs polynésiens qui se sont succédés sur les sites nucléaires et en particulier lors des essais aériens, aucun suivi réel n'est effectué après leur départ du Centre d'essai. Aujourd'hui encore, il n'y a pas de suivi sérieux, efficace, des anciens travailleurs des sites nucléaires. Médecins Sans Frontières dans les conclusions de sa récente mission (juillet 1995) expose les mêmes critiques.

  • Les effets psychologiques considérables, avec des données très négatives sur les populations, notamment celles qui ont assisté aux essais atmosphériques, n'ont jamais été ni évalués ni pris en compte, ni suivis.

  • Un autre élément médical est le problème de cette maladie très particulière qui s'appelle «la ciguatera». Dans le numéro d'avril 1990 de Médecine et guerre nucléaire, nous expliquons qu'il s'agit d'une toxine contaminant le poisson et développée à la suite de la désagrégation du corail des atolls non seulement à cause des explosions mais à cause aussi de la totalité des travaux, échanges, arrivées de bateaux etc... qui précèdent ou coïncident avec une campagne de tirs, et ceci a été particulièrement démontré dans l'article du Dr. Tilman Ruff (Australie) paru dans The Lancet de janvier 1989. Cette campagne entraîne rapidement une augmentation considérable des cas de ciguatera. La morbidité a été évaluée à 5,7% de la population, soit environ plus du double de la morbidité des autres archipels. A l'inverse. quand on revient aux conditions naturelles, il reste le fana endémique de cette maladie (liée à la consommation de poisson cru), avec une incidence de 1 à 2% telle qu'on le rencontre dans les zones micronésiennes ou mélanésiennes. En novembre 1993, un communiqué du ministère de la Santé publique de Polynésie dans "le bulletin d'information sanitaire et épidémiologique" indique qu'à la suite du moratoire et de l'arrêt des travaux et ébranlements qui coexistent avec une campagne d'essai, la morbidité était tombée à 2,2%. La réapparition d'une campagne de tirs peut faire craindre une réapparition de cette épidémie qui représente un véritable handicap compte-tenu des habitudes alimentaires de la population. Rappelons qu'au plus fort de l'épidémie, plus de dix mille journées ont été perdues par la survenue de cette maladie que la population appelle la «gratte».

  • La radioactivité. Le rapport de mission d'avril 1990 explique qu'il est inexact de dire que l'ensemble des tirs atmosphériques mais aussi dans le sous—sol n'a entraîné aucun effet sur l'environnement. L'armée française vient de publier récemment un article où elle reconnaît qu'il y a eu trois fois des pollutions radioactives non négligeables dont celle de la zone nord de l'atoll de Mururoa dont nous avions parlé et que nous avons visité. Il existe de ce fait un effet sur l'environnement. Bien entendu ces pollutions radioactives sont contrôlées, vérifiées, ceci est indiscutable.

Cependant le vrai problème actuel n'est pas dans un débat sans fin sur les quantités de radionucléides qui sortent du fait d'un mouvement d'eau. L'aspect principal aujourd'hui est le devenir des poches radioactives qui se sont créées au cours des 138 essais qui ont eu lieu dans l'atoll. Les premières poches ont été faites sur les bords de l'atoll à une profondeur de 300 à 500 mètres c'est-à-dire dans ce qu'aujourd'hui le C.E.A. comme le SIRPA indiquent dans leurs schémas comme une zone dite intermédiaire, constituée d'un magma de basalte et de débris coralliens. Cette zone coïncide avec celle décrite fracturée, ébranlée, par le commandant Cousteau. Elle explique en partie l'enfoncement de l'atoll reconnu aujourd'hui par le SIRPA. Devant ces constatations, on a décidé de faire les forages au centre de l'atoll et à des profondeurs de 600 à 900 mètres. Le problème actuel est qu'à l'occasion d'une explosion qui correspond à un tremblement de terre de 5 à 6 degrés sur l'échelle de Richter, avec un dégagement de chaleur de plus d'un million de degrés, une des poches latérales pourrait s'ouvrir et entraîner une pollution radioactive. On doit s'accorder pour dire que, dans l'état actuel, la radioactivité mesurée dans le lagon et autour de l'atoll est dans les limites acceptables. Mais personne ne peut dire que le risque de pollution radioactive n'existe pas et ne sera pas accru à la suite des huit essais envisagés.

CONCLUSION

Au delà des problèmes sanitaires dont personne aujourd'hui ne peut affirmer l'état et en dehors de la situation radio-écologique dont personne ne peut préjuger de l'évolution, au delà de la forte protestation et de la grande émotion qui a lieu actuellement un peu partout dans le monde, il faut dire clairement que la reprise des essais est en définitive la preuve même que les puissances nucléaires ne sont pas sincères quand elles prétendent observer le Traité de non—prolifération et marcher vers l'abolition définitive des armes nucléaires. Si tel ou tel pays, pour des motifs dits d'intérêt supérieur, s'autorise à reprendre des essais en tir réel ou en laboratoire pour moderniser ses armes, il agit en contradiction formelle avec le TNP. La reprise des essais par la France, la poursuite des essais par la Chine sont des coups de couteaux portés au TNP et donc à la parole donnée par la France et la Chine aux autres pays du monde. Notre action ne vise qu'à redonner à ces pays le respect de leur propre parole tout en agissant pour l'abolition des armes nucléaires pour l'an 2000.

Dr. Abraham BEHAR
(Président Association des Médecins Français pour la Prévention de la Guerre nucléaire)

Notes
CEA: Commissariat à l'énergie atomique
DIRCEN : Direction des Centres d'essai nucléaire SIRPA : Service d'information des armées
TNP : Traité de non-prolifération nucléaire