1. LA LENTE PRISE DE CONSCIENCE DU DANGER ATOMIQUE
En août 1945, à la suite des bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, on ne se rendit pas compte immédiatement des conséquences que cette nouvelle menace allait avoir sur l'avenir de la planète. Et pourtant, rapidement, la bombe atomique modifia la politique et la stratégie mondiales. Elle accéléra non seulement la fin de l'alliance de guerre entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS mais poussa aussi à la division du monde en deux blocs antagonistes qui s'affrontèrent désormais sur les plans politique, idéologique et militaire. Elle favorisa ainsi le développement de la guerre froide qui gangrena pendant presque un demi-siècle les relations entre l'Est et l'Ouest. Enfin, son immense pouvoir de destruction s'accompagnait d'effets létaux à long terme, qui constituèrent un danger permanent pour la survie de l'humanité. Ce dernier aspect fut dissimulé pendant très longtemps à l'opinion publique.
Les membres du gouvernement, les militaires, les diplomates des Etats-Unis et de Grande-Bretagne considérèrent généralement cette arme comme une bombe plus grosse, plus puissante que ce qu'ils avaient possédé auparavant. Ils estimèrent surtout que celle-ci pouvait assurer leur sécurité et appuyer leurs desseins diplomatiques dans le monde. Rarement ils furent conscients - ou refusèrent de l'être - des risques que pouvait entraîner cette découverte. Les scientifiques impliqués dans la recherche atomique attirèrent pourtant rapidement leur attention sur certains d'entre eux. Très vite, ils se sentirent responsables des usages néfastes qui pouvaient être faits de leurs travaux. Déjà, en 1905, Pierre Curie lors de son discours à l'Académie des Sciences de Stockholm avait déclaré avec une intuition assez extraordinaire : « On peut concevoir, que dans des mains criminelles, le radium puisse devenir très dangereux et ici on peut se demander si l'humanité a avantage à connaître les secrets de la nature, si elle est mûre pour en profiter ou si cette connaissance ne lui est pas nuisible »1.
A l'image du savant français, des physiciens comme Leo Szilard et Niels Bohr furent angoissés par les conséquences des recherches atomiques qu'ils menaient. Voulant éviter une future course aux armements nucléaires, ils mirent tout en oeuvre pour que soit signé, avant la fin de la guerre, un accord entre Roosevelt, Churchill et Staline. Ils voulaient obtenir un contrôle international de l'énergie atomique grâce à l'établissement d'une organisation supranationale chargée de l'inspection mutuelle des installations militaires et de l'échange des données techniques. Ils espéraient en outre qu'un gouvernement mondial puisse libérer le monde de la guerre2. Dans un rapport intitulé «Prospectus on Nucleonics» ils déclarèrent : « No lasting security against a national and international catastrophe can be achieved... Peace based on uncontrolled... development of atomic weapons will only be an armistice. »3 («Il n'y a pas de sécurité éternelle contre une catastrophe nationale ou internationale... Il faut savoir qu'une paix basée sur le développement incontrôlé des armes atomiques ne sera qu'un armistice. »)
Ces demandes et mises en garde ne furent pas prises en considération. En novembre 1945, les savants atomistes ayant travaillé sur les différents sites du Projet Manhattan, à Chicago, Los Alamos, New York, décidèrent de continuer la lutte en fondant la Federation of Atomic Scientists. Cette dernière, très vite rebaptisée Federation of American Scientists (FAS), compta 3000 membres dont 90% avaient travaillé à la bombe atomique. Un des buts de la FAS était de libérer l'humanité de la menace d'une guerre nucléaire. Aussi, pour réaliser ce dessein, mit-elle sur pied un National Committee on Atomic Information qui travailla avec une soixantaine d'organisations professionnelles, religieuses, d'éducation, à la diffusion d'informations sur l'énergie atomique. La FAS s'exprima dans le Bulletin of the Atomic Scientists, fondé en décembre 1945, qui connut rapidement un grand succès en Amérique comme à l'étranger4.
Si les cercles restreints des scientifiques furent assez vite alarmés par les dangers que comportait l'apparition de la nouvelle arme de destruction massive, il n'en fut pas de même pour l'opinion publique en Europe. En effet, celle-ci sortit traumatisée de la IIe guerre mondiale. Quatre années d'occupation nazie et la découverte des horreurs commises dans les camps de concentration rendaient peu choquants les bombardements sur les ennemis japonais à Hiroshima et Nagasaki. Il fallut attendre les années 1948-1949 pour voir apparaître les premiers signes d'une opposition à ce nouveau type d'armement. Ce fut surtout la multiplication des tensions de la guerre froide dues à la naissance des deux blocs, au problème allemand, au statut de Berlin et à son blocus qui poussèrent les forces progressistes et communistes de différents pays européens à réagir.
L'URSS voulut organiser un vaste mouvement en faveur de la paix. Elle domina, en août 1948, le Congrès mondial des Intellectuels pour la paix qui se tint à Wroclav, en Pologne. Cette réunion laissa de mauvais souvenirs aux écrivains occidentaux qui y furent critiqués de manière virulente ou censurés. Le manifeste d'A. Einstein ne put être lu dans sa version originale5. L'année suivante se réunit à Paris et à Prague, un Congrès mondial des Partisans de la Paix dont le but était de montrer la gravité des menaces qui pesaient sur la paix, d'amener les populations à exiger une négociation entre l'Est et l'Ouest, de lutter contre la propagande de guerre et les politiques de réarmement. Le traité de l'Organisation de l'Atlantique Nord venait d'être signé quelques jours auparavant. Le Congrès mit sur pied un organe coordinateur des efforts des mouvements de paix nationaux, le Conseil Mondial de la Paix (CMP).
Celui-ci lança, en mars 1950, l'Appel de Stockholm qui exigeait l'interdiction absolue de l'arme atomique, arme d'épouvante et d'extermination massive des populations et l'établissement d'un contrôle international rigoureux pour assurer cette mesure d'interdiction. L'appel dénonçait, en outre, comme criminel de guerre, le gouvernement qui le premier utiliserait contre n'importe quel pays, l'arme atomique. Celui-ci commettrait non seulement un crime de guerre mais aussi un crime contre l'humanité. Cette gigantesque protestation anti-atomique remporta un énorme succès en réunissant un nombre impressionnant de signatures. Mais ce mouvement était soutenu par le gouvernement soviétique et de ce fait suscita immédiatement beaucoup de suspicions dans une large frange de l'opinion publique occidentale. Le CMP fut dénoncé comme un forum permettant de mobiliser l'opinion publique mondiale en faveur de la politique étrangère soviétique.
En Belgique, les campagnes menées par le Conseil Mondial de la Paix furent relayées par l'Union Belge pour la Défense de la Paix. Cette union avait été créée en 19496, avec l'aide du Parti Communiste belge et de personnalités indépendantes7. Elle voulait rompre l'isolement politique de l'URSS, lutter contre la guerre froide et faire interdire l'usage de l'arme atomique. Sa première action fut d'ailleurs, en 1950, de récolter des signatures en faveur de l'Appel de Stockholm. Cette opération permit de réunir environ 400.000 signatures8. Ce fait tout à fait exceptionnel dans un petit pays comme le nôtre traduisait l'angoisse qui étreignait la population devant la détérioration rapide des relations internationales. Mais comme dans toute l'Europe, cet Appel rencontra en Belgique beaucoup d'objections de la part des partis traditionnels qui reprochaient à l'UBDP sa grande dépendance vis-à-vis du Conseil Mondial de la Paix. Dans les années 50, l'UBDP fut le mouvement de la paix le plus politisé et le plus actif en Belgique malgré le nombre très restreint de ses membres. Elle réussit en diverses occasions, surtout à Bruxelles et en Wallonie, à rassembler des forces dépassant la sphère traditionnelle du PCB pour lutter contre les dangers des armes nucléaires mais aussi contre le réarmement allemand, l'intervention occidentale dans la guerre de Corée ou pour appuyer des propositions de dénucléarisation de l'Europe centrale ou de moratoire sur les essais nucléaires.
La lutte anti-atomique qui avait commencé par être un mouvement à dominante communiste devint bientôt politiquement pluraliste. En effet, elle avait été d'abord dirigée contre les seuls Etats-Unis, détenteurs de l'arme atomique. Mais après que l'URSS ait aussi fait exploser une bombe atomique en 1949 et une bombe à hydrogène en 1953, elle se transforma en opposition contre les deux grandes puissances qui se partageaient le monde.
2. LA LUTTE POUR L'ARRET DES ESSAIS NUCLÉAIRES
Jusqu'à la fin des années 50 la population avait été surtout effrayée par la multiplication des crises qui menaçaient gravement la paix mondiale. Elle ne connaissait généralement pas les dangers des retombées radioactives. Les Etats-Unis avaient estimé, en effet, que tout ce qui concernait la bombe relevait du domaine militaire et devait rester secret. De ce fait, une censure fut très vite imposée en ce domaine par les autorités américaines d'occupation au Japon et peu d'informations sortirent de ce pays sur les Hibakusha, les personnes irradiées à la suite des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki.
Comme l'écrit L. Wittner : « Shortly after the beginning of the occupation, American officiais adopted a press code that banned newspapers, magazines, or other print media from publishing anything that ' might invite mistrust or resentment of the occupation forces. This policy entailed the censorship of most Japanese material dealing with the Bomb, for U.S. officiais feared that the publication of such material might tarnish the reputation of the United States both in Japan and in other nations. Furthermore, occupation authorities ordered the 8,734 staff members of their Civil Censorship Department to ban any mention of the censorship policy itself »9 (« Peu de temps après le début de l'occupation, les dirigeants américains adoptèrent un code de presse qui empêchait les journaux, magazines ou tout autre média imprimé de publier quoi que ce soit qui pouvait provoquer la méfiance ou l'hostilité à l'égard des forces d'occupation. Cette poitique entraîna la censure de la plupart des écrits japonais traitant de la bombe, car les responsables américains craignaient que la publication de ces textes ne ternisse la réputation des Etats-Unis au Japon et dans le monde. De plus, les autorités d'occupation exigèrent des 8.734 employés de leur Département de Censure Civile qu'ils bannissent toute référence à la politique de censure elle-même. »)9
Mais petit à petit, malgré la censure, le public commença à être mis au courant de la nocivité des essais nucléaires et demanda l'arrêt de ceux-ci. Ses craintes furent notamment renforcées par certains événements dramatiques comme celui que connurent les membres d'un bâteau de pêche japonais, le Lucky Dragon, qui avaient subi en 1954, les retombées radioactives d'un essai américain dans le Pacifique10. En Belgique, les mesures effectuées par l'Institut Royal Météorologique confirmèrent le danger de ces essais. Entre 1955 et 1958, puis de 1961 à 1963, on releva une augmentation importante du taux de radioactivité de l'air11. Partout en Europe et dans le monde, des voix s'élevèrent pour réclamer la cessation des essais nucléaires dans l'atmosphère qui mettaient en péril la vie des populations de la planète.
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Dès 1958, s'ouvrit à Genève une Conférence sur l'arrêt des essais nucléaires. Conscients du péril qu'ils faisaient courir au monde, les EU et l'URSS décidèrent de suspendre leurs explosions dans l'atmosphère pendant que se déroulaient les négociations de Genève. Mais celles-ci s'enlisèrent et l'URSS mit fin, en novembre 1961, au moratoire en faisant exploser une bombe de 50 mégatonnes.
En Belgique, l'UBDP regretta cette décision, alors que depuis des années elle menait une campagne pour l'arrêt de ces essais. Elle avait appuyé la constitution de comités locaux partout dans le pays et obtenu d'environ 200 Conseils communaux le vote d'une résolution en faveur de cet arrêt12. Deux groupes de la paix se créèrent également afin de lutter contre l'échec des négociations de Genève en mobilisant l'opinion publique sur la base la plus large possible13. De ce fait, ils recherchèrent la collaboration de l'ensemble des forces politiques et sociales traditionnelles (organisations syndicales, culturelles, familiales, de la jeunesse, des femmes, de la paix etc.).
Le premier de ces groupes, «Le Comité du 8 mai», fut créé à l'initiative de la Ligue des familles nombreuses14 qui, au nom des 400.000 familles qu'elle représentait, voulut provoquer un vaste mouvement d'opinion, grâce à une campagne d'information. En 1962, elle avait organisé le 8 mai, date anniversaire de la Ile guerre mondiale, une protestation nationale contre le péril atomique. Cette manifestation donna naissance au Comité dont les buts se voulurent généraux et modérés afin d'être acceptés par la majorité des partis et ne pas heurter la politique étrangère et de sécurité de la Belgique. Les objectifs visaient l'arrêt des explosions nucléaires, le règlement des différends internationaux par voie de négociation et la conclusion d'un accord de désarmement général sous contrôle international. Pour réaliser ceux-ci, le Comité essaya de trouver des appuis en Tchécoslovaquie afin de jumeler les manifestations dans les deux pays. Le mouvement disparut en 1966-1967 sans avoir trouvé l'écho souhaité dans les pays de l'Est.
Le deuxième groupe fut le «Comité des marches anti-atomiques»15 qui organisa chaque année de 1960 à 1970 des marches contre le péril nucléaire. L'origine de ces manifestations doit être trouvée dans les marches organisées en Scandinavie, en République Fédérale d'Allemagne et surtout au Royaume-Uni, notamment par la célèbre «Campaign for Nuclear Disarmament». Cette idée des marches fut avancée par des groupements de jeunes socialistes et communistes auxquels vinrent s'adjoindre, un peu plus tard, des sociaux chrétiens. Ces marches dont la première eut pour slogan «Non à la bombe atomique» réunirent selon les années entre 4.000 et 15.000 personnes. Leur programme était plus radical que celui du mouvement du 8 mai. Celui-ci demandait l'arrêt immédiat de tous les essais nucléaires, la non-dissémination et la destruction des armes nucléaires, un désarmement total, simultané et contrôlé ainsi que la signature d'un traité de non-agression entre l'OTAN et le Pacte de Varsovie.
Ces deux groupes connurent un net ralentissement de leurs activités au milieu des années 60 car une partie des revendications qui avaient été à la base de leur création avait été satisfaite. Un traité d'interdiction partielle des essais nucléaires dans l'atmosphère, dans l'espace extra-atmosphérique et sous l'eau avait été signé le 5 août 1963 par les Etats-Unis, l'URSS et la Grande-Bretagne à Moscou. Cet accord vit cependant sa portée limitée du fait que la France et la Chine, devenues à leur tour puissances nucléaires en 1963 et 1964, avaient refusé d'y souscrire. Réclamé depuis 1961 par l'Assemblée Générale de l'ONU, le traité de non-prolifération nucléaire fut finalement signé en juillet 1968. De plus, la plupart des membres de ces deux groupes s'étaient engagés dans un autre combat, celui de la protestation contre la guerre du Vietnam.
Si ces rassemblements furent éphémères, il faut reconnaître qu'ils ouvrirent la voie aux «Concertations»16, ces groupements des forces de la paix qui virent le jour dans les années 70 pour lutter plus efficacement contre tout ce qui pouvait mettre la paix en danger. On peut dire que par leur action d'information, par l'organisation de grandes démonstrations nationales, ces deux Comités réussirent à mobiliser l'attention de l'opinion publique jusque là peu concernée par les problèmes de défense et de politique étrangère. Ils exercèrent ainsi une influence non-négligeable sur la jeune génération qui participa quinze ans plus tard aux grandes démonstrations anti-missiles des années 80.
3. LA CRISE DES EUROMISSILES
A la fin des années 1965 et pendant une dizaine d'années, on assista à une phase de détente dans les relations internationales. Sécurité européenne, contrôle des armements et désarmement régional constituèrent des thèmes maintes fois répétés à l'Est comme à l'Ouest17.
La dynamique de la détente persista jusqu'en 1975, année de la Conférence d'Helsinki qui consacra le statu quo territorial de l'Europe et la volonté d'approfondir la détente. Mais 1975 fut aussi celle de la chute de Saïgon, qui signifia l'écroulement de la politique d'endiguement menée par les Etats-Unis. 1975 fut donc une année charnière d'un monde en pleine évolution, d'un monde qui se déstabilisait sous l'effet de la crise économique mondiale, des chocs pétroliers, du désordre monétaire et de la multiplication des tensions internationale18. Cette situation eut des conséquences sur le dialogue entre les deux superpuissances.
Ce fut dans ce climat politique tendu que se déroula, entre 1977 et 1987, un des moments cruciaux des relations atlantiques, la crise des euromissiles19. L'opinion publique, animée par les mouvements de la paix, y joua un rôle non négligeable à côté des dirigeants à la tête des Etats-Unis et de l'URSS. Dans sa grande majorité, la population refusa la logique de guerre qui accompagnait non seulement l'évolution des doctrines stratégiques mais aussi la course aux armements.
En effet, tant que tout affrontement nucléaire entre les Etats-Unis et l'URSS conduisait inévitablement à un anéantissement réciproque de leur population, de leur économie, ceux-ci furent contraints d'accepter une coexistence pacifique basée sur l'équilibre de la terreur. Leur destruction mutuelle programmée par la stratégie des «représailles massives» rendait toute guerre impossible entre eux20. Mais progressivement, les Etats-Unis remplacèrent celle-ci par le concept de «riposte flexible». Ils croyaient qu'il était préférable de répondre à une attaque ennemie avec des moyens proportionnés au niveau et aux lieux d'agression. La riposte graduée établissait ainsi une hiérarchie entre l'emploi des armes conventionnelles, des armes nucléaires tactiques, capables de frapper les pays du Pacte de Varsovie depuis les bases européennes, et les armes nucléaires stratégiques intercontinentales, capables de frapper l'URSS depuis les Etats-Unis. Cette nouvelle orientation de la pensée stratégique du début des années 60 eut de graves conséquences. Tout d'abord, elle réintroduisait la possibilité de faire la guerre. Elle modifiait ensuite les relations de confiance existant entre les partenaires atlantiques. Ceux-ci y virent une tentative de découplage entre la défense des Etats-Unis et celle de l'Europe. L'Europe ne risquait-elle pas de devenir le terrain d'affrontement des deux grands qui éloignaient ainsi la guerre de leur sanctuaire ? Elle affaiblissait enfin la cohésion de l'Alliance. Les réticences européennes s'expliquent par le fait que la dissuasion nucléaire, qui servit de base à la stratégie militaire occidentale, n'eut jamais de part et d'autre de l'Atlantique la même signification, le même contenu. Pour les Européens, cette dissuasion devait servir de menace à opposer à la supériorité conventionnelle du Pacte de Varsovie. Mais ils espéraient bien n'avoir jamais besoin d'en faire usage. Cette menace devait rester «politique». Pour les Américains, par contre, cette dissuasion utilisée sur le théâtre européen était bien réelle et constituait un des échelons de l'escalade. Washington pouvait ainsi espérer qu'un conflit en Europe n'aboutisse pas nécessairement à un échange de frappes stratégiques avec l'URSS21.
Les alliés européens s'interrogèrent également sur la place que les Etats-Unis leur réservaient dans la stratégie globale. Ils constatèrent qu'ils ne disposaient d'aucun pouvoir de décision dans un domaine pourtant dont pouvait dépendre leur survie. Ce problème ne s'était pas posé tant qu'il s'agissait de répondre à une attaque de l'URSS par des représailles massives. Mais avec la stratégie de la réponse flexible, une contradiction entre les nécessités techniques et politiques avait été introduite au sein de l'Alliance. La nécessité d'une volonté unique pouvant prendre les décisions en temps de crise obligeait les Etats-Unis à laisser les partenaires atlantiques dans une situation de quasi-exclusion et de subordination.
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Très rapidement la compétition des deux grands dans le domaine des armes nucléaires déboucha sur des développements technologiques qualitatifs qui permirent la diversification et la sophistication des armements. Cette modernisation de l'arsenal nucléaire qui permettait la destruction d'objectifs militaires précis et nombreux s'accompagna d'une transformation de la stratégie qui, d'anti-cités devint antiforces. On assista alors à l'exposé de doctrines selon lesquelles une guerre nucléaire limitée pouvait être gagnée, selon lesquelles il existait des seuils acceptables de destruction. Dès lors, les armes nucléaires cessaient d'être principalement des moyens de dissuasion - ce qui présupposait leur non-emploi - pour devenir un des moyens utilisables en cas de conflit. On glissait de plus en plus vers la banalisation des armes nucléaires. Ce changement de discours angoissa l'Europe où était entreposée une grande partie des têtes nucléaires existant dans le monde. Celle-ci redouta plus que jamais de devenir le champ de bataille privilégié des deux grands surtout depuis qu'un nouvel esprit de guerre froide inspirait les relations internationales.
On comprend l'émotion et l'angoisse qui étreignirent l'opinion publique de manière tout à fait exceptionnelle dès qu'il fut question d'installer de nouvelles armes nucléaires en Europe. Et ceci d'autant plus que l'absurdité de cette course aux armements sans cesse renouvelée entre l'Est et l'Ouest lui apparaissait clairement. Les stratèges établissaient des balances militaires qui n'avaient plus de sens. Le niveau phénoménal atteint par tous les armements tant en quantité qu'en qualité ne permettait-il pas de détruire plusieurs fois la planète ? Il y avait de plus en plus d'armes et de moins en moins de sécurité. Dès lors la question se posa de savoir si le système de sécurité était encore guidé par une justification militaire de recherche d'un équilibre entre forces antagonistes. Ne fallait-il pas plutôt trouver le moteur de la course infernale aux armements dans une logique plus économique et financière que militaire et stratégique ? Tout était mis en place pour que les Européens, coincés entre leur dépendance vis-à-vis des Etats-Unis et leur voisinage géographique avec l'URSS, prennent de plus en plus conscience de la fragilité de leur destin.
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Le problème des euromissiles n'était pas nouveau. Dès la fin des années 50 et début 60, les Etats-Unis installèrent en Europe des missiles sol-sol à portée intermédiaire. Devenus obsolètes et vulnérables, ceux-ci furent démantelés entre 1963 et 1969. Les EU entreprirent des recherches sur les nouveaux missiles Cruise et sur les Pershing-II. Ces nouvelles armes mobiles appartenaient à la catégorie des antiforces, capables de détruire en très grand nombre des objectifs militaires très précis. Elles représentaient dans la course aux armements un saut qualitatif considérable et une menace accrue pour l'URSS. A l'Est, on assista à un processus semblable. Moscou avait aussi installé à la fin des années 50 des missiles de portée intermédiaire SS-4 et SS-5 qu'elle retira progressivement à partir de 1969. Dès l'été 1977, elle les remplaça par des SS-20, plus performants et semi-mobiles. Ceux-ci ne pouvaient toutefois pas être comparés à la nouvelle génération des armes antiforces. Il n'empêche que ces armes qui ne pouvaient pas atteindre les Etats-Unis, menaçaient l'Europe.
L'Alliance Atlantique étudia le problème des SS-20 et suggéra, en février 1979, le déploiement de 572 euromissiles en République Fédérale d'Allemagne, Grande-Bretagne, Italie, Belgique et aux Pays-Bas. L'URSS réagit à cette éventualité. Le 6 octobre, L. Brejnev, dans un discours prononcé à Berlin, proposa de réduire ses forces nucléaires et conventionnelles à condition que les Occidentaux renoncent à la relance de la course aux armements. Ces avances intéressantes n'empêchèrent pas l'OTAN de prendre, le 12 décembre 1979, la double décision historique d'installer en Europe des missiles à partir de 1983 et de négocier parallèlement avec l'URSS. En promettant de suivre simultanément le projet militaire et une approche diplomatique, l'Alliance réussit à concilier les tendances divergentes existant en son sein. Plusieurs pays comme les Pays-Bas et la Belgique donnèrent difficilement leur accord à la décision d'implanter des euromissiles sur leur territoire22.
Dans toute l'Europe, à l'Ouest comme à l'Est, aux Etats-Unis, dans le monde, des centaines de milliers de personnes descendirent dans la rue pour crier leur opposition à cette reprise de la course aux armements. Partout, on put constater le degré élevé d'information qu'avait l'opinion sur les dangers de ces nouvelles armes nucléaires. La volonté de participer à l'élaboration de la politique étrangère et de la sécurité de l'Occident ne s'était jamais aussi clairement exprimée jusqu'alors. On put constater que les euromissiles avaient sorti les problèmes du désarmement du cercle restreint des hommes politiques, des diplomates et des militaires. L'enjeu touchait l'avenir de la planète, la survie de l'humanité. Il était dès lors logique que ce domaine soit enfin démocratisé, que les populations expriment leur opinion. Ce résultat était pour une large part le fruit du travail des mouvements de la paix qui, pendant de longues années, avaient fait prendre conscience à la population des dangers d'une confrontation nucléaire.
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Dans ce large débat, la position de la Belgique fut riche en rebondissements. Dans un pays, où les problèmes de sécurité et de défense font généralement peu l'objet de grands débats au parlement, dans la presse et dans l'opinion publique, on assista tout d'un coup, à des discussions revêtant une ampleur rarement égalée. A la fin des années 70, au moment où se posa cette question, le gouvernement adopta une politique de strict alignement atlantique. Il se soucia surtout de partager les vues de l'administration de J. Carter et plus tard de R. Reagan. Il insista sur l'importance de maintenir la solidarité avec l'Alliance face au déséquilibre causé par la modernisation des armes nucléaires soviétiques. Cette attitude fut loin de rallier l'unanimité. Sentant les réticences à sa politique, il essaya de se soustraire à un débat public, provoquant ainsi une certaine irritation, doublée de méfiance.
Au Parlement belge, l'installation des euromissiles fut abordée pour la première fois, le 16 mai 1979, alors que les projets de l'OTAN étaient en préparation depuis deux ans déjà23. A plusieurs reprises des députés socialistes firent remarquer que l'OTAN semblait vouloir changer fondamentalement sa politique de défense en une politique véritablement offensive. Ils soulignèrent combien cette question était fondamentale et vitale pour la sécurité de l'Europe. Ils se demandèrent pourquoi un dossier d'une telle importance n'avait pas encore été présenté aux parlementaires et fait l'objet d'un débat public24. Le Ministre des Affaires étrangères se justifia en répondant qu'il n'y avait pas d'obligation constitutionnelle tant qu'une décision n'avait pas été arrêtée par le gouvernement25. Ce ne fut finalement que le 19 novembre, soit trois semaines avant la réunion de l'OTAN, qu'un dossier élaboré par les services des ministres des affaires étrangères et de la défense, exposa aux autres ministres la position de la Belgique. Celle-ci visait à accepter le programme de renforcement militaire tout en engageant avec l'Est des pourparlers sur le contrôle des armements.
Les partis politiques purent à partir de ce moment-là s'occuper de la question des euromissiles. Jusqu'à cette date, ils ne disposaient que de très peu d'informations officielles. En 1979, le gouvernement était composé d'une coalition rassemblant le CVP-PSC, le PS-SP et le FDF. Les socialistes flamands s'opposèrent radicalement dès le 19 novembre aux euromissiles. Ils appelèrent à la manifestation d'opposition qui devait se dérouler le 9 décembre à Bruxelles. Ils déplorèrent le manque d'informations officielles et de débat parlementaire sur une question aussi importante. Ils refusèrent de prendre une décision tant que des négociations concernant un désarmement mutuel et la création d'une zone dénucléarisée n'avaient pas été entamées. De leur côté, les socialistes francophones furent secoués par de graves dissensions internes. En effet, le Ministre des Affaires étrangères qui appartenait au PS, essayait de convaincre une majorité hostile qu'il fallait d'abord produire et installer les euromissiles afin de se présenter à la, table des négociations en position de force. Il fut désavoué par le Conseil Général du Parti qui préféra demander un report de six mois de la décision afin de pouvoir ouvrir des négociations avec les Soviétiques. Toute différente fut la position du CVP auquel appartenait le premier Ministre. Il accepta la production et le déploiement des euromissiles. Toutefois, il demanda que l'OTAN propose immédiatement des réductions d'armements et poursuive des négociations dans le cadre des SALT III. Le PSC fut beaucoup plus divisé. L'aile droite du parti partageait la position du CVP tandis que l'aile gauche dénonçait l'hypocrisie qui consistait à prôner l'installation des missiles tout en réclamant le désarmement. Comme le SP, elle appelait la population à manifester le 9 décembre. Finalement, le 11 décembre, à la veille de la réunion de l'OTAN, le PSC proposa dans un but de conciliation de décider la construction des euromissiles tout en commençant les négociations en vue du retrait des SS-20, avec l'arrêt de la production des INF en cas de succès des pourparlers. Le FDF adopta, pour sa part, une position qui se situa à mi-chemin entre celle du PS et du CVP. Il s'agissait d'un accord de principe à l'installation mais avec un moratoire de six mois qui devait permettre l'ouverture de négociations avec l'URSS. Deux partis de la coalition gouvernementale, le SP et le PS, étant opposés aux euromissiles, l'existence du gouvernement devenait précaire à la veille de la décision de l'OTAN.
Se sentant peu soutenu par les députés26 et par la population qui exprima en grand nombre à Bruxelles son opposition aux nouvelles armes, le cabinet assouplit sa position. Pour tenir compte des tendances divergentes de la classe politique et de l'opinion publique, il choisit d'accepter en principe les euromissiles mais si les négociations entre l'URSS et l'OTAN donnaient des résultats satisfaisants, il devait être possible de revoir, d'annuler partiellement ou totalement cette décision. La Belgique se réserva le droit d'examiner six mois plus tard la situation. Pour tenir compte de son opposition intérieure, le gouvernement postposa la décision définitive d'une demi-année. Finalement en 1980, il précisa sa position qu'il conserva pendant cinq ans. Celle-ci consistait à faire tous les six mois une évaluation des progrès des négociations avec l'URSS et à décider en fonction de leur évolution. Trois possibilités furent envisagées. La première prévoyait, en cas d'échec des négociations, l'installation des 48 missiles prévus. La seconde proposait une installation partielle en cas de succès partiel des pourparlers. La troisième, enfin, supprimait toute installation, si le succès était total27.
En liant le mécanisme de la décision de l'implantation aux résultats des négociations entre les deux Grands, le gouvernement belge choisit une voie ouverte qui lui permettait de faire pression sur les négociateurs tout en essayant de satisfaire son opinion publique. Celle-ci réussit, pendant cinq ans, par la pression des manifestations contre les euromissiles à retarder la décision prise par l'OTAN. Mais en mars 1985, le gouvernement belge leva les réserves à l'installation des missiles de croisière et accepta l'implantation de 16 d'entre eux sur le sol belge. Pour des raisons de fidélité atlantique, pour renforcer la position américaine dans les pourparlers avec les Soviétiques, Bruxelles avait choisi de ne plus tenir compte des protestations anti-missiles. Mais pour ne pas trop heurter l'opinion publique, le gouvernement maintint toujours la possibilité d'un démantèlement en cas de succès des négociations avec Moscou. Celui-ci se fit attendre encore longtemps. Le 8 décembre 1987, le traité de Washington mettait un point final à cette crise qui avait duré dix ans, en permettant l'élimination des armes nucléaires de portée intermédiaire.
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Quels ont été l'importance et le rôle des protestations anti-nucléaires en Belgique ? Dès qu'il fut question de doter le pays d'INF, les différentes concertations (le Comité National d'Action pour la Paix et le Développement, la Concertation Paix et Développement, Het Overleg Centrum voor de Vrede et Het Vlaamse Aktie Komitee Tegen Atoomwapens, créé en 1979 à cause du projet d'implantation des euromissiles) s'unirent pour organiser de vastes rassemblements d'opposition. Les sondages d'opinion montrèrent que le refus des euromissiles resta stable entre 1979 et 1985. Celui-ci varia de 64% en 1979 à 88,9 en 1981 pour redescendre à 78,9 en 1983, à 76,1 en 1984 et à 60 en 198528. La première grande action contre les euromissiles précéda la décision du Conseil de l'OTAN de trois jours. La manifestation du 9 décembre 1979 rassembla à Bruxelles 40 à 50.000 personnes venues surtout du nord du pays mais aussi de Wallonie et de nombreux pays étrangers. Elle demanda la suspension de toute décision d'installation des fusées Pershing II et Cruise en Belgique et dans les autres pays de l'OTAN. Elle souhaita ensuite l'ouverture sans délai de négociations sur la réduction et la suppression progressive des missiles soviétiques SS-20 ainsi que de toutes les armes nucléaires, tant en Europe de l'Est que de l'Ouest. Après un accord avec les autres mouvements de la paix d'Europe occidentale, il fut décidé de faire coïncider dans les différents pays, les actions de protestation. La concentration des manifestations aux quatre coins de l'Europe, pendant le même week-end, témoigna du haut degré de coordination auquel étaient parvenus les mouvements européens de la paix29. Les 25 octobre 1981 et 23 octobre 1983, plus de 200.000 et 400.000 personnes défilèrent à Bruxelles pour refuser les armes nucléaires en Belgique et dans le monde, pour réclamer l'arrêt de la course aux armements nucléaires entre les Etats-Unis et l'URSS, la création d'une zone dénucléarisée en Europe et une politique de paix indépendante et active de la Belgique30. L'immense succès de la démonstration de 1983 était dû non seulement à la volonté des participants de peser sur les négociations entre les Etats-Unis et l'URSS mais aussi au soutien apporté par les organisations syndicales et l'Eglise catholique. En effet, sous la pression de certains milieux chrétiens, les évêques de Belgique prirent publiquement position sur le sujet. Leur déclaration «Désarmer pour construire la paix» du 19 juillet 1983 semble avoir été inspirée par celle des évêques américains mais allait beaucoup moins loin que celle-ci. Son ambiguité permit de contenter tout le monde. Après avoir rappelé que la position de Vatican Il réprouvait tout acte de guerre, que la stratégie de la dissuasion était une solution de détresse, strictement provisoire, et que les nations devaient s'engager dans un désarmement simultané, elle aborda la question «complexe» des euromissiles. En cette matière, elle recommanda aux chrétiens qui estimaient l'implantation inévitable d'explorer avant toute décision toutes les voies possibles et à ceux qui la jugeait inutile de promouvoir la sécurité commune31.
Le 17 mars 1985, alors que le gouvernement belge avait décidé le déploiement des missiles et que les 16 premiers étaient arrivés depuis deux jours à la base de Florennes, 150.000 personnes protestèrent encore à Bruxelles. Le 20 octobre 1985, ce furent 200.000 personnes qui continuèrent à témoigner leur opposition aux missiles de l'Est et de l'Ouest. Ce furent les manifestations les plus importantes mais il y en eut beaucoup d'autres comme l'organisation d'une chaîne humaine de 17 km à la base de Florennes, le 29 avril 1984. Ce jour-là, 15 à 20.000 personnes essayèrent d'exercer une nouvelle pression sur le gouvernement afin d'arrêter les travaux d'accueil des Cruise. Parmi les participants on trouvait de nombreux Flamands, mais aussi des délégations étrangères et notamment des représentants du mouvement américain Freeze.
Ces grands rassemblements furent incontestablement l'oeuvre des «Concertations» flamandes et francophones qui rallièrent de multiples groupements autour de mots d'ordre précis. Mais les années qui s'écoulèrent entre 1979 et 1985 permirent d'améliorer l'organisation et la coordination de la protestation. Elles donnèrent l'occasion, à ceux qui depuis longtemps militaient pour la paix, d'alerter l'opinion sur les dangers des armes nucléaires. Les médias et notamment la presse écrite jouèrent un rôle important en multipliant les informations. Enfin, un travail minutieux de propagande et d'éducation à la paix fut entrepris sur le plan local. Il permit d'atteindre les plus petits villages notamment par l'intermédiaire des comités locaux. Ceux-ci furent souvent créés par quelques partisans de la paix qui essayèrent de regrouper des associations existantes, capables de mobiliser leurs membres sur des actions en faveur de la paix. En quelques années, ces comités pluralistes se multiplièrent dans tout le pays. Ils constituèrent un réseau de relais pouvant faire rapidement circuler les informations, diffuser les tracts, les affiches, les pétitions. Sur place, ils organisèrent des réunions, des conférences, des animations permettant à la population de débattre des enjeux de la défense et de la sécurité. Une réflexion en profondeur se développa jusque dans les localités les plus retirées sur des thèmes comme l'éducation à la paix, les possibilités de défense alternative, les aspects politiques, moraux et économiques du désarmement. L'action des communes dénucléarisées eut également un impact non négligeable sur l'éveil d'un vaste public aux problèmes de la paix. Commencée en 1982, celle-ci visait à obtenir du plus grand nombre possible de conseils communaux, le vote d'une motion par laquelle seraient rejetés le stationnement d'armes nucléaires sur leur territoire ainsi que le transport de pièces détachées de ces armes. Si cette action n'eut en réalité qu'une valeur symbolique, elle eut par contre des conséquences importantes au niveau de la « conscientisation » de la population par le débat public qui s'instaura sur ces problèmes au sein d'environ 300 communes du pays qui en compte 589.
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A l'issue de cette longue crise, la question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure le gouvernement belge a été influencé par les manifestations du mouvement antinucléaire ? Il est indéniable que ces dernières ont obligé le Cabinet à assouplir sa position initiale mais il très difficile d'évaluer leur impact de manière précise32 et ceci d'autant plus que la plupart des informations et des documents indispensables à cette analyse ne sont pas encore ouverts au public. De plus, comme l'écrit D. Cortright : «Attempting to determine the potential influence of the peace movement on nuclear policy is... difficult. The méthodologies for assessing peace movement effectiveness are often imprecise.»33 («Tenter de déterminer l'influence potentielle du mouvement de la paix sur la politique nucléaire est... difficile. Les méthodes utilisées pour évaluer l'efficacité du mouvement de la paix sont souvent imprécises.»)33 II est toutefois possible de dresser un bilan montrant que les gouvernements de coalition, par essence plus fragiles, qui se sont succédé entre 1979 et 1987 durent tenir compte de l'opposition des partis, du parlement et de l'opinion publique animée par les mouvements de paix, surtout à partir du moment où cette opposition revêtit une certaine ampleur. La prudence, les hésitations, l'indécision du Cabinet ne s'expliquent que par les pressions exercées par toutes les formes de protestation contre les euromissiles. Comment interpréter autrement les difficultés que le gouvernement mit à souscrire à la double décision de l'OTAN, les retards apportés au déploiement des euromissiles à Florennes et la promesse d'examiner tous les six mois la question de savoir si l'évolution des négociations entre les Etats-Unis et l'URSS ne rendait pas superflue l'implantation des Cruise ? Les mouvements de la paix eurent en Belgique plus de facilités à obtenir des résultats positifs car comme le soulignent R. Pagnucco and J. Smith : « Peace movements have been more effective in getting their issues on the political agenda in countries with multiparty systems of proportional representation... than they have been in systems with single-member, plurality systems. »34 (« Les mouvements de la paix ont obtenu plus facilement que leurs demandes soient prises en compte dans l'agenda politique des pays à système multipartiste avec représentation proportionnelle, que dans les pays à système de représentation majoritaire. »)34 Ces succès doivent néanmoins être nuancés. On ne peut oublier que malgré toute l'influence que les mouvements de paix exercèrent sur l'opinion publique, ils ne réussirent pas à éviter l'implantation des missiles, ni à convaincre tous les partisans du non-déploiement de faire de cet objectif le guide prioritaire de leur choix politique lors des élections qui eurent lieu pendant ces années-là.
La seconde question qui se pose est celle de savoir dans quelle mesure les protestations des mouvements antinucléaires dans le monde favorisèrent la victoire finale, constituèrent l'élément décisif qui conduisit à la signature du traité de Washington ? Ici aussi la réponse doit être nuancée. Il est vrai que ces protestations avaient maintenu avec ténacité l'élimination des euromissiles comme un chapitre important des négociations Est-Ouest. Et de ce fait, elles constituèrent un des facteurs du succès des négociations. Mais on ne peut affirmer qu'elles aient été le principal moteur de la transformation radicale du climat qui permit la fin de la guerre froide.
L'explication doit aussi être trouvée ailleurs, aux Etats-Unis et en URSS. Les deux superpuissances connaissaient des contraintes économiques et technologiques (crise économique, déficit budgétaire, explosion de la navette Challenger, impossibilité de réaliser le projet de guerre des étoiles. catastrophe de Tchernobyl) qui pesèrent sur les plans d'expansion militaire. Ces contraintes rendirent inévitables les négociations sur les armements. A ces circonstances nouvelles, vint s'ajouter l'énorme changement de la politique soviétique, consécutif à l'arrivée au pouvoir de Mikaêl Gorbatchev. Celui-ci privilégia un concept de dissuasion minimale et mit l'accent sur les aspects politiques et non militaires de la sécurité. Il estima, en effet, que la sécurité de chaque Etat ne pouvait augmenter que si celle des autres Etats était également assurée. Sans cette transformation radicale, il est possible que jamais les euromissiles n'auraient disparu de la planète. Il suffit pour s'en persuader de se pencher sur le problème de la modernisation des armes nucléaires à courte portée qui surgit immédiatement après la signature du Traité de Washington35.
Tout ceci prouve la fragilité des conquêtes acquises et oblige les mouvements anti-nucléaires à être très vigilants s'ils veulent que les puissances détentrices des forces nucléaires n'aient plus un jour les moyens de détruire plusieurs fois la planète. En effet, malgré la fin de la guerre froide, la lutte pour le désarmement nucléaire est loin d'être terminée. Malgré les nouvelles relations Est-Ouest, malgré les anciens et les nouveaux traités internationaux, il n'existe aucune volonté réelle d'abandonner les armes nucléaires. Un demi-siècle après Hiroshima, force est de constater que ces armes sont toujours exceptionnellement nombreuses, plus puissantes, plus précises, miniaturisées et plus largement disséminées qu'auparavant. Aucun pays détenteur de l'arme nucléaire n'y a renoncé jusqu'à présent et tout au contraire, nombreux sont ceux qui voudraient accéder au rang de puissance nucléaire. Il faut donc continuer inlassablement la condamnation de cette arme de guerre, de cet instrument diplomatique, si l'on veut un jour libérer le monde de la menace qui pèse sur l'avenir de l'humanité.
Nadine LUBELSKI-BERNARD
(Politologue - Université Libre de Bruxelles)
Notes
1 Mme CURIE, Pierre Curie, Paris, 1924, p.7.
2 Sur le rôle des savants atomistes voir «Growing Resistance, 1943-45» in WITTNER, L.S., One World or None. A History of the World Nuclear Disarmament Movement through 1953, vol. 1, The Struggle against the Bomb, Stanford, 1993, pp. 20-26.
3 Sur le «Prospectus on Nucleonics (the Jeffries Report)» voir SMITH, A.K., A Peril and a Hope : The Scientists' Movement in America 1945-47, Chicago, 1965, pp.539-559. Voir aussi à ce sujet le Franck Report : FRANCK, J. et Al., «Report to the Secretary of War», June 1945 dans GRODZINS, M. and RABINOVITCH, E., The Atomic Age : Scientists in National and World Affairs, New York, 1963.
4 WITTNER, L., op.cit., pp.59-60.
5 Sur le Congrès de Wroclaw voir LAPTOS, J., «Le pacifisme apprivoisé : le Congrès des Intellectuels pour la défense de la Paix en 1948», dans Le Pacifisme en Europe des années 1920 aux années 1950 sous la direction de M. VAÏSSE,
Bruxelles, 1993, pp.325-338.
6 L'UBDP avait deux branches, l'une francophone, l'autre néerlandophone : la Belgische Unie voor Verdediging van de Vrede (BUVV). Sur ce mouvement voir COPPIETERS, B., «Les relations entre les mouvements belges et soviétiques pour la paix» dans Courrier Hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, 1988 n° 1190, pp.6-12; STOUTHUYZEN, P., «Les mouvements de la paix en Flandre» dans Courrier Hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, n° 1092-1093, 11 octobre 1985, pp.6-7; VAN LIERDE, J., «Les mouvements de la paix en Belgique» dans Courrier Hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, n° 240, 24 avril 1964, pp.6-10.
7 Notamment le Rassemblement des Femmes pour la Paix. Composé de socialistes mais aussi de chrétiennes, le RFP voulait sensibiliser les femmes à la défense de la paix. Il soutint notamment la lutte contre les 24 mois de service militaire. Cfr GERARD-LIBOIS, J. et LEWIN, R., La Belgique entre dans la guerre froide et l'Europe, Bruxelles, 1992, pp.197-198.
8 DIENNE, J., «La Paix ne s'attend pas, elle se gagne» dans La Nouvelle Revue Internationale, n° 13, septembre 1950, p.101; GERARD-LIBOIS, J., LEWIN, R., op.cit., pp.195-197.
9 WITTNER, L., op.cit., pp.46-48.
10 Voir SCHMITZ, M., DE BECKER, M., «Essais nucléaires et mesures de contrôle» dans Dossier «notes et documents», Bruxelles, GRIP, n° 86-87, juillet 1985, p.7.
11 SCHMITZ, M., «Evolution de la radioactivité de l'air en Belgique de 1958 à 1982» dans Les malheurs du nucléaire, Bruxelles, GRIP Infornations, n° 10, Hiver 1986, p.12.
12 COPPIETERS B., op.cit., pp.8-9; STOUTHUYZEN, P., De Politisering van het Belgisch veiligheidsbeleid 1945-1984, Proefschrift ter verkrijging van de titel van Doctor in de Politieke Wetenschappen, VUB, Brussel, 1988, p.305.
13 Ce texte est emprunté à un exposé fait à l'Université de Reims-Champagne-Ardenne. Voir LUBELSKI-BERNARD, N., «Les mouvements de la paix en Belgique (1945-1960)» dans Le Pacifisme en Europe des années 1920 aux années 1950, op.cit., pp.382-385.
14 Cfr COPPIETERS, B., op.cit., p.14; STOUTHUYZEN, P., Les mouvements de la paix..., op.cit., pp.8-9; VAN LIERDE, J., Les mouvements de la paix..., op.cit., pp.12-15.
15 Voir COPPIETERS, B., op.cit., pp.14-15; FRANTZEN, P., «De Anti-Atoom marsen in Belgiê van 1960 tot 1969» in Vrede, maart 1982; GERARD, A., «La dynamique du mouvement de paix en Belgique francophone» dans Courrier Hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, n° 1053-1054, 12 octobre 1984, p.3; RASKIN, B., «Drukgroepen voor internationale politiek in Vlaanderen» dans Tijdschrift voor Diplomatie, 1975, p.3; STOUTHUYZEN, P., op.cit., pp.8-9; VAN LIERDE, J., «Les Mouvements de la Paix en Belgique», op.cit., pp.15-19 et 26-28.
16 Citons notamment le Comité National d'Action pour la Paix et le Développement (CNAPD), la Concertation Paix et Développement (CPD) et Het Overlegcentrum voor de Vrede (OCV).
17 A partir de 1967, les Etats-Unis et l'URSS envisagèrent des négociations sur la limitation réciproque des armes stratégiques (SALT). Un premier traité, les Accord de Moscou fut signé en 1972 par Brejnev et Nixon. Ceux-ci autorisèrent également l'ouverture de la Conférence sur la Sécurité et la Coopération européenne (CSCE).
18 Citons la crise des otages en Iran, la relance de la course aux armements, les événements de Pologne, le problème afghan, etc.
19 Ce texte s'inspire d'une communication faite à un colloque de l'International Peace Research Association. Cfr. LUBELSKI-BERNARD, N., «The Euromissiles Crisis and the Belgian Peace Movements» in Papers of the Peace History Commission, IPRA/Malta, 31 October-4 November 1994, Compiled by Anne C. Kjelling and Jeffrey Kimball, Oslo-Oxford, June 1995, pp.117130.
20 Dès 1959, le Général M.D. Taylor, écrivit que la riposte massive était un concept dépassé qui ne pouvait produire son effet de dissuasion que dans les cas invraisemblables d'une attaque généralisée contre les Etats-Unis ou leurs alliés de l'OTAN. M.D. TAYLOR, The Uncertain Trumpet, New York, Harper & Row, 1960, pp.57.
21 REMACLE, E., «Les Européens face au concept global et aux options zéro», Memento Défense-Désarmement, Bruxelles, Groupe de recherche et d'information sur la paix (GRIP), 1989, pp.1819.
22 Sur tout cette crise voir l'excellente étude de ZAKS, A., ADAM, B., DE MUELENAERE, A., Le dossier des euro-missiles, Bruxelles, GRIP, 1981.
23 Cfr.Annales Parlementaires, Chambre des Représentants, séance du 16 mai 1979, p.311.
24 Ibid., Sénat, séance du 21 juin 1979, pp.700703 et 708725.
25 Ibid., Chambre des Représentants, séance du 4 juillet 1979, pp.11511152.
26 La Volksunie et le Rassemblement Wallon étaient eux aussi tout à fait opposés aux euromissiles.
27 Voir Le dossier des Euromissiles, op.cit. pp.4855.
28 DUMOULIN, A., «Euromissiles et sondages d'opinion en Belgique», Dossier «Notes et documents», Bruxelles, GRIP, n°85, juillet 1985, pp.727.
29 Cette coordination des actions fut le fruit de l'International Peace Commission and coordination Center (IPCC) qui regroupait les organisateurs de manifestations d'Europe Occidentale, du Canada et des EU.
30 GERARD, A., op.cit., pp.2628 et 4950.
31 Déjà le 7 décembre 1979, la Conférence des Evêques avait tenu à rappeler les diverses positions de l'Eglise sur la paix et le désarmement. Le Soir, 27 mai 1981; GERARD, A., op.cit., pp.40-41.
32 Voir à ce sujet : SMALL, M., «The Impact of the Antiwar Movement on Lyndon Johnson, 1965-1968; A Preliminary Report», Peace and Change, Spring 1984, n° 1, vol. X, p.1.
CORTRIGHT, D., «Assessing Peace Movement Effectivness in the 1980's», dans Peace and Change, January 1991, n° 1, vol.16, p.51.
34 KALTEFLEITER, W., and PFALTZGRAFF, R., «Towards a Comparative Analysis of Peace Movements» in The Peace Movements in Europe and the United States, New York, 1985, p.194, cité par PAGNUCCO, R., and SMITH, J., «The Peace Movement and the Formulation of US Foreign Policy», dans Peace and Change, n° 2, April 1993, vol. 18, p.164.
35 Voir LUBELSKI-BERNARD, N., The impact of peace movements on the end of the Cold War. The case of Belgium, working paper, Washington, 107th Meeting of the American Historical Association, December 2730, 1992, pp.56.