Une des questions de notre temps qui a pris un caractère obsessionnel est de savoir pourquoi les Américains ont lancé la bombe sur Hiroshima. Comment l'humanité a-t-elle pu arriver à ce stade-là ?
La réponse, introuvable dans le sens philosophique, paraissait assez claire pour les militaires et les hommes politiques de1945. N'était-ce pas le rêve d'Hitler volé, cette Wunderwaffe employée contre les alliés des nazis qui n'auraient pas hésité à s'en servir s'ils en avaient connu le secret ? N'était-elle pas la réponse à ce défi lancé par l'axe Berlin-Tokyo au monde entier ? N'était-elle donc pas le juste moyen pour terminer cette guerre dont la responsabilité du déclenchement ne retombait que sur les Allemands et les Japonais ?
Le 24 juillet 1945, lorsque Staline apprit (il en savait déjà beaucoup de choses) de Truman que les Etats-Unis possédaient une «arme nouvelle», il dit simplement : «J'espère que vous en ferez un bon usage». Le président américain insista sur cette idée; le 9 août il déclara dans un discours; «Nous l'avons utilisée pour raccourcir l'agonie de la guerre, pour sauver des milliers de vies de jeunes Américains». Deux mois plus tard, dans le message au Congrès il répétait : «Cette bombe n'a pas gagné la guerre, mais elle l'a certainement raccourcie. Nous savons qu'elle a sauvé la vie d'un nombre inconnu de milliers de soldats américains et alliés, lesquels sans cela auraient été tués dans la bataille»1.
Une telle explication s'est ancrée facilement dans notre conscience malgré une abassourdissante simplification et effrayante morale qui y étaient virtuellement contenues. La joie de terminer la guerre totale étouffait la perspective angoissante de la dernière guerre de l'humanité.
L'angoisse ne touchait même pas les militaires qui auraient dû avoir les premiers conscience du danger. Ils étaient tout d'abord émerveillés par le calcul que le général Cari Spatz, commandant des forces aériennes américaines dans le Pacifique, avait présenté dans le communiqué publié le 8 août 1945 : «L'effet de cette bombe équivaut ainsi à celui d'un raid massif exécuté par 2000 super-forteresses»2 et ils mirent en évidence tous ses avantages - c'est-à-dire à justifier son emploi - en tant qu'arme de destruction massive.
Le recours à l'arme atomique dans les conflits ultérieurs y était implicitement admis. Ce qui manquait pour que la justification de l'emploi de la bombe dans un passé récent serve pour le futur c'était la notion d'ennemi.
Dans le monde qui allait presque tout de suite après la guerre éclater en deux blocs hostiles il n'était pas difficile d'indiquer cet adversaire. Il se présenta d'ailleurs tout seul en s'indignant contre le secret de la production gardé envers ses alliés par les Américains, secret décidé par le gouvernement américain en novembre 1945. Le monopole d'information et le monopole de production amenaient à poser la question principale d'une autre façon. Il ne s'agissait donc plus d'expliquer pourquoi la bombe avait été larguée mais qui était au fond visé par cette opération ? Pour les dirigeants soviétiques la réponse était bien claire. L'arrière-plan politique sur lequel s'était déroulée l'opération d'Hiroshima était suffisamment dominé par les équivoques entre les grands alliés pour que les anciennes animosités revivent. Staline savait bien que sa diplomatie après Yalta suscitait les inquiétudes les plus vives. La conquête des Balkans par l'Armée rouge et les visées concernant l'Iran et la Turquie pouvaient bien mener à vouloir stopper le déferlement immédiat de l'URSS sur l'Asie, inévitable dans le cas d'une guerre prolongée au Japon3.
L'attaque sur Hiroshima devenait donc dans une nouvelle interprétation lancée par Moscou, un instrument politique. D'un seul coup disparaissait toute sa justification possible. L'emploi de la bombe devenait l'assassinat de cent mille Japonais, une action inutile, criminelle et avant tout l'expression d'un manque de confiance envers l'alliée soviétique, un défi, un chantage voire une quasi déclaration de guerre.
Dans cette optique, vite adoptée par la propagande, la mauvaise volonté des Américains devenait évidente. La guerre avec le Japon pouvait être terminée par l'entrée effective de l'Union soviétique dans la lutte, du moment où ses forces militaires seraient transportées de l'Europe centrale par le transssibérien4. Les premiers succès de l'Armée rouge en Mandchourie coincidaient avec la date du lancement de la bombe ce qui, d'après cette interprétation, expliquait évidemment un tel empressement des Américains5 et, d'autre part, permettait d'affirmer que moralement (ou même effectivement) la guerre en Extrême Orient était gagnée grâce à l'armée soviétique6.
Trouver des preuves de cette thèse dans la littérature américaine était un jeu d'enfant. Nous avons mentionné déjà «Saturday Review of Literature» qui était remarqué par les Soviétiques comme tant d'autres témoignages. Il suffisait de faire confiance à Carl Mazzani affirmant que la démission du ministre américain Stimson en 21 septembre 1945 était provoquée par sa proposition d'inviter l'Union Soviétique à la coopération dans le domaine nucléaire7 ou se rapporter à ce titre que «Life» a donné à un fragment des mémoires du président américain quelques années plus tard : «Truman revèle que Potsdam l'avait convaincu que les Soviets ne veulent pas la paix et il a pris la décision de profiter de la bombe atomique pour terminer la guerre»8.
Dès ce moment tout devenait suspect : le plan de création de l'Organisation internationale pour le développement des recherches atomiques, dite IADA (International Atomic Developpement Authority) proposé par le délégué américain à l'Assemblée Générale de l'ONU ou bien une suggestion de contrôle international que le fameux physicien et pacifiste A. Einstein voulait proposer aux participants du Congrès des intellectuels réunis à Wroclaw en Pologne en 19489.
Il n'est pas évidemment de notre devoir de chercher le bien fondé de ces thèses. Notre tâche est bien plus modeste. En nous référant à la littérature russe et polonaise ainsi qu'à la presse et aux manuels scolaires, nous voulons voir comment et de quelle façon la propagande communiste présenta durant un demi-siècle la tragédie d'Hiroshima et quels buts elle essayait d'atteindre par là.
Le premier effet de notre recherche a été la surprise. La surprise de voir que la condamnation de l'attaque sur Hiroshima était difficilement perceptible et qu'elle consistait surtout en des accusations venant - si on peut s'exprimer ainsi - de seconde main car la majeure partie de la littérature touchant ce sujet est constituée de traductions de langues étrangères. Ceci est un trait particulier surtout pour la Pologne qui s'explique en partie par la dérobade à la censure pratiquée aussi dans d'autres domaines (le censeur n'avait pas le droit de toucher au texte original).
La nouvelle du lancement de la bombe atomique était reçue en Pologne, comme probablement dans tous les pays engagés dans la guerre du côté des alliés, avec une satisfaction et avec un soulagement que la guerre se termine définitivement et que les peuples puissent retourner à la paix dans la stricte collaboration de toutes les Nations unies10. Hiroshima devenait donc un symbole de l'enterrement de la guerre comme l'attaque contre la Pologne l'était pour son déclenchement. Le titre de l'article de «Glos Ludu» - De Westerplatte à Hiroshima11 - repris trois ans plus tard par l'auteur de la première synthèse sur la deuxième guerre mondiale12 l'exprimait bien. Le Japon était associé avec la notion d'ennemi aussi détestable que l'Allemagne et ne provoquait pas de sentiments de compassion. Les horreurs de la guerre vécue engendraient visiblements les sentiments de vengeance. Les réflexions sur le danger pour l'humanité découlant de l'apparition de cette nouvelle arme destructrice ne venaient qu'après quelque temps et coincidaient avec les attaques des Soviétiques contre le monopole américain.
Les descriptions des effets désastreux des bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki paraissant lors du premier anniversaire de cet événement évoquaient les images terrifiantes des souffrances de la population civile13. Des interviews des témoins oculaires de la tragédie étaient accompagnées d'attaques contre la politique américaine dans le domaine nucléaire. La bête noire de l'époque était surtout le plan Baruch qui, comme le soulignait le titre du journal communiste citant l'exposé de Molotov à l'ONU du 29 octobre 1946, «pêche par extrême égoisme»14. «Des projets de ce genre-là sont inadmissibles parce qu'ils reflètent seulement les intérêts restreints d'un seul pays et d'une façon inadmissible nient l'égalité des puissances et leurs équitables intérêts», renchérissait l'hebdomadaire soviétique «Les Temps nouveaux»15. Ces critiques acerbes révélant à leur façon la demande de prolifération des armements nucléaires, furent paradoxalement associées à la campagne prenant les dimensions et la vitesse d'une avalanche pour l'interdiction de production des bombes atomiques et de leur emploi et pour leur destruction massive partant du projet d'André Gromyko présenté devant la Commission de l'Energie nucléaire de l'ONU le 19 juin 1946. Ce projet prévoyait la destruction des stocks de bombes atomiques et la formation de deux comités dont un s'occuperait de la question d'échanges d'informations scientifiques dans ce domaine et l'autre préparerait le règlement concernant l'emploi de l'énergie nucléaire dans des buts militaires. La faiblesse de ce projet passant sous silence le contrôle international fut ensuite sauvée par une nouvelle version admettant un contrôle à condition de l'acceptation préalable de la convention sur l'interdiction.
Malgré que l'intérêt particulier de l'Union Soviétique était bien visible derrière cette attitude, le slogan de la lutte pour l'interdiction de l'arme nucléaire fut repris par toute la presse communiste qui s'était jetée à la découverte de l'Amérique en tant que «warmonger state», dirigé par des impérialistes voire des fascistes, prêts à multiplier les Hiroshima dans leur folie antisoviétique. La peur engendrée par Hiroshima, mariée avec les aspirations pacifiques naturelles des peuples, a permis de mobiliser des millions d'hommes dans le monde entier autour de ce mot d'ordre : «prévenir la guerre nucléaire», repris par le mouvement international des partisans de la paix. Il convient de rappeler ici qu'il a pris naissance au Congrès des Intellectuels à Wroclaw pendant lequel les pacifistes portant les noms de célèbres écrivains, artistes et scientifiques s'étaient laissés apprivoiser par les communistes russes en s'allignant sur leur campagne pour la défense de la paie. Leur premier congrès eut lieu quelques mois plus tard à Paris et à Prague. Le Comité permanent élu par le congrès, transformé ensuite en «Conseil Mondial de la Paix», se distingua en lançant en mars 1950 le fameux «Appel de Stockholm» qui répétait exactement les deux éléments du projet soviétique : l'interdiction de la bombe atomique en tant qu'arme de destruction massive et le contrôle international. La collecte de signatures sous cet appel est devenue une manifestation de la force «du camp de la paix», comme on nommait le bloc des pays dits de démocraties populaires17 élargi pour cette action par les partis communistes d'autres pays ainsi que par de nombreux pacifistes et de simples citoyens ressentant la peur de la bombe nucléaire. Des images d'Hiroshima et de Nagasaki constituaient une vraie et impressionnante toile de fond de cette campagne.
L'action pour l'Appel de Stockholm coincidait avec la guerre en Corée ce qui par un rapprochement, même géographique, avec les villes détruites par les bombes américaines, permettait d'exploiter entièrement l'aspect psychologique de la campagne et de pousser en même temps au paroxysme la lutte idéologique entre les deux camps. Le nombre de signatures était en effet impressionnant en Chine. Jusque novembre 1950 on y a réuni 223.000.000 de signatures, et en Union Soviétique plus de 100.000.000. Les chiffres dans d'autres pays sous domination soviétique réflétaient les mêmes proportions. «Les Temps nouveaux» expliquaient ce succès de la façon suivante : «Dans les pays de démocratie populaire où la liberté d'expression n'est pas entravée, presque chaque citoyen adulte pouvait mettre sa signature sous le document»18. On est tenté, pour faire une constatation plus véridique, de substituer «pouvait» par «devait», vu la pression administrative y exercée. Néanmoins il faut souligner que les listes de signatures dans les pays dits capitalistes étaient suffisamment longues pour qu'on ne s'arrête pas à une explication simpliste de l'action guidée par la «main de Moscou». Plus de 16 millions de signatures en Italie, 1 million et demi en Angleterre ou 250 000 en Suisse pesaient lourd sur la balance de la guerre froide.
Les Soviétiques ont bien triomphé en noyant le poisson dans l'eau - c'est-à-dire que, possédant déjà leur propre bombe atomique, ils auraient dû être concernés par les protestations. De plus et, peut-être volontairement, dans les pays communistes la campagne pour l'interdiction des armes nucléaires se référait de moins en moins à la tragédie d'Hiroshima et Nagasaki. Un bulletin édité par l'émigration polonaise à Bruxelles dans les «lzwiestia» releva un commentaire du 3 septembre 1950, lors de l'anniversaire de la capitulation du Japon, qui nous paraît utile d'être rappelé : «Tous les plans des militaristes japonais furent détruits par l'entrée dans la guerre de la grande puissance soviétique. L'impétueuse offensive des armées soviétiques contraignit le gouvernement japonais à la capitulation inconditionnée».19 La suite de l'article contenait des attaques conventionnelles contre les impérialistes américains et les fauteurs de guerre oprimant les travaileurs japonais. Un an plus tard, à la même date, Je même journal terminait ses divagations semblables par la phrase suivante «Le peuple japonais qui a le premier subi les horreurs de la bombe atomique appuie chaleureusement l'appel de Stockholm.» La remarque du bulletin polonais que la tragédie d'Hiroshima fut mentionnée de telle sorte que le lecteur ne puisse établir aucun lien entre la cause et l'effet nous paraît bien révélatrice pour le fond de la propagande pacifiste par le moyen de l'Appel de Stockholm.
Ce lien est difficilement perceptible dans les campagnes menées au cours des années suivantes surtout à partir du moment où elles passent à un «stade supérieur», celui de la lutte pour l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire.
Le passage était «amorti», en quelque sorte, par la fin de la guerre en Corée et la conviction profonde qu'on a évité l'emploi de la bombe atomique dans cette guerre grâce à la pression de l'opinion publique mobilisée par les partisans de la paix. L'argument subsidiaire de la «force du camp socialiste» suggérait que les Etats-Unis avaient cédé par crainte de la bombe H dont l'Union Soviétique possédait le secret depuis 1951.
Le slogan de «l'utilisation de l'énergie nucléaire pour le bien de l'homme» prenait le pas sur la campagne pour l'interdiction. Les effets ne se faisaient pas attendre. Le 6 novembre 1953, l'hebdomadaire américain «U.S. News and World Report» annonçait dans un article intitulé «Nouvelle étape de la rivalité nucléaire» que l'Angleterre avait déjà son projet de centrale thermonucléaire tandis que la Russie était déjà en train de la construire. Les Etats-Unis, d'après l'article, envisageaient aussi de participer à ce concours nucléaire «pacifique».
En effet le 27 juin 1954 une centrale soviétique de faible puissance (5.000 kilowatts) était inaugurée. La propagande essaya de présenter cet événement comme l'ouverture d'une voie nouvelle vers l'avenir radieux de l'humanité «tracée par l'Union Soviétique et non par le pays le plus industrialisé où le progrès est freiné par les intérêts capitalistes»20.
Faisons grâce au lecteur de toutes les prévisions concernant le futur paradis nucléaire, et penchons-nous sur un exemple de l'utilisation de la tragédie d'Hiroshima au service de la nouvelle campagne. Dans la «Pravda» du 10 novembre 1955, nous trouvons le compte rendu du livre de Michihiko le Hachiya, «Hiroshima Diary. The Journal of Japanese Physician, August 6 september 30 1945», New York 1955, qui paraît très honnête et va jusqu'à constater que l'auteur évite des digressions politiques et même ne s'obstine pas à condamner moralement l'emploi de la bombe atomique contre Hiroshima. Selon l'auteur du compte-rendu, le «Journal d'Hiroshima» constitue donc (sic!) un appel convaincant pour l'utilisation de l'énergie nucléaire dans des buts purement pacifiques.
Il a fallu attendre la détente de la deuxième moitié des années cinquante pour que la tragédie d'Hiroshima retrouve dans les pays communistes sa vraie dimension - humaine avant toute chose. C'est déjà à l'occasion du dixième anniversaire de ce grave événement que nous retrouvons le premier reportage d'Hiroshima dans lequel la description du musée des victimes de la bombe prévaut sur les remarques, légères d'ailleurs, sur le comportement des touristes américains dans cette ville. La citation dans l'hebdomadaire soviétique de l'inscription sur le monument dédié aux morts d'Hiroshima : «Dormez en paix, nous ne commettrons plus cette faute» paraissait par son sens équivoque très osée.21
En Pologne, après octobre 1956, profitant d'une liberté relative permettant enfin de commémorer ouvertement l'insurrection de Varsovie, on aboutit à une association entre la tragédie des deux villes. «No more Hiroshima» sonnait au bord de la Vistule comme «Jamais plus le nazisme» et, à Auschwitz, un autre lieu sacré, comme : «Jamais plus le génocide». Un ancien prisonnier d'Auschwitz dans ses souvenirs de séjour à Hiroshima l'avait exprimé simplement : «Nous nous comprenons sans mots et nous ressentons la même chose»22. Auschwitz s'inscrit obligatoirement dans le programme touristique des Japonais en Pologne. Les impressions inscrites dans le livre d'or du musée du camp sont dans la plupart des cas marquées par cette association naturelle.
Dans les années soixante les traductions de livres américains et japonais concernant le sujet se sont multipliées et ont trouvé de nombreux lecteurs pour servir ensuite à de multiples citations et, il faut le dire aussi, pour remplacer une nouvelle réflexion originale. Les images d'Hiroshima apparaissent depuis ce temps-là comme un symbole naturel de la tragédie et ont rarement servi des visées politiques. La dernière campagne qui a usé et abusé de ce thème était liée avec le «Plan Rapacki» et le «Plan Gomulka» pour la zone dénucléarisée en Europe centrale23.
On sait bien que les manuels scolaires constituent un instrument incomparable de propagande bien appréciable par tous les systèmes politiques. Il nous semblait donc utile de procéder à un sondage des livres d'histoire et d'éducation civique pour suivre les traces de la propagande et pour voir quels stéréotypes'y étaient introduits. A propos d'Hiroshima, le résultat de cette recherche n'a pas été étonnant... On dirait au premier abord que les auteurs de nouveaux manuels n'ont pas trop cherché à modifier les opinions de leurs collègues précédents. Déjà dans les années quarante la thèse de la «victoire soviétique en Extrême Orient», était présente et voisinait bien avec les vociférations contre les impérialistes américains responsables du lancement des bombes sur Hiroshima24. Malgré de profonds changements dans le système politique, le manuel de 1957, en caractérisant la guerre en Extrême-Orient, commence par la constatation que «le 9 août, l'Union Soviétique en remplissant ses devoirs lors des accords entre les Alliés est entrée en guerre avec le Japon, en détruisant en Mandchourie le gros des forces japonaises». Ensuite il ajoute que les 6 et 9 août l'aviation américaine a lancé les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Le mouvement de libération dans les pays occupés jouait aussi un rôle important. En résultat le Japon a accepté les conditions de capitulation et a signé le traité de reddition25. Dans les années soixante le manuel d'un autre auteur poussait plus loin la connaissance de l'événement en plaçant en annexe le fragment du livre de John F. Fuller, «La seconde guerre mondiale», probablement pour faire contrepoids à la thèse officielle, car le fragment cité contenait les explications de Churchill et de Truman soucieux de limiter le «carnage» du peuple japonais et la vie des soldats américains26. En 1966 le directeur d'un lycée prestigieux de Cracovie, H. Sedziwy, auteur d'un nouveau manuel pour les lycéens, constate que «malgré que la défaite du Japon ait été bien évidente les Etats-Unis ont employé une nouvelle arme dans l'histoire des guerres : la bombe atomique. L'emploi de cette arme était avant tout un acte politique qui devait démontrer la puissance des Etats-Unis, qui se faisaient l'illusion de garder le monopole de la force nucléaire pour en faire un chantage leur permettant d'acquérir la suprématie mondiale»27. D'après cet auteur, la deuxième bombe avait été lancée au moment où l'Armée rouge avait commencé l'offensive en Mandchourie. En 1978, l'auteur d'un manuel qui a fait beaucoup de bruit en Pologne du fait qu'il a réussi à détourner l'attention de la censure dans de nombreuses questions et qu'il fut retiré au bout d'un an, se distingua dans la présentation d'Hiroshima en soulignant que la bombe atomique fut larguée contre la population civile et que c'était un terrible moyen de destruction. Dans ce sens il a cité le président Truman quant à la «pluie d'extermination telle que le monde n'en a pas encore vu», et cité l'opinion d'un historien américain selon lequel : «ainsi la force triompha sur la sagesse, et la bête en l'homme triompha sur ce qui est humanitaire»28. Dans les manuels des dernières années la thèse principale se maintient, quoique un peu affaiblie. T. Sergiejczuk la présente en 1990 de la façon suivante : «Un des motifs du lancement de la bombe atomique par les USA était, à part les buts militaires, la politique de chantage envers d'autres Etats et surtout contre l'Union Soviétique»29. Son collègue A. Pankowicz, dans le manuel qui était utilisé parallèlement, traite ainsi la dite question: «L'emploi de la bombe atomique a décidément raccourci la guerre en Extrême-Orient. Selon certains politiciens cela devait aussi faciliter aux Etats-Unis leur prise de position dominante dans le monde d'après la guerre»30.
Le manuel de Terlecki, obligatoire actuellement dans certaines écoles, se limite à énumérer les faits et s'efforce d'équilibrer l'image d'Hiroshima par la photo de Pearl Harbor31.
Nous voyons donc que le changement de régime n'a pas apporté sur ce plan-là de profonds changements d'interprétation. Il s'agit plutôt de quelques retouches allant dans le sens de diminuer les accusations contre les Etats-Unis. Le même phénomène a lieu dans la presse. Relativement nombreux, les articles commémoratifs parus cette année étaient en majorité composés de vieux documents, de témoignages bien connus. Ainsi le journal ayant le plus fort tirage en Pologne, «Gazeta Wyborcza», se limita à rappeler l'histoire de la bombe, «Polityka», quotidien prestigieux, a emprunté le titre de «Newsweek» du même mois : «Mon Dieu qu'avons-nous fait ?» qui évoque les souvenirs de Robert Lewis... Un autre hebdomadaire s'occupe des controverses autour de la bombe et, pesant les arguments pour et contre le lancement de la bombe, n'en trouve qu'un de plus du coté «contre»32 !
Quelles conclusions peut-on tirer de cette revue plutôt générale? L'une, que l'interprétation des événements durant la dernière décennie n'a pas été sujette à des modifications profondes, ce qui prouve que le sujet était déjà libéré de son contexte politique. D'autre part, la limitation de la majorité des publications récentes à la répétition de textes connus, puisés dans une riche anthologie de souvenirs et de témoignages, prouve qu'on se limite à des gestes rituels sans être capable d'une réflexion plus profonde. Dans le contexte des préparatifs français pour les nouveaux essais nucléaires, ces petits éléments confirment notre impression que la peur qui accompagne toujours le souvenir d' Hiroshima s'est estompée durant ces cinquante ans. Ou bien, ce qui peut paraître terrible et cynique, un demi-siècle après Hiroshima notre conscience ne ressent plus cette culpabilité et accepte la thèse disant que l'équilibre imposé par la force nucléaire nous garantit la paix.
Joseph LAPTOS
(Historien-Ecole normale supérieure de Cracovie)
Notes
1 Cité d'après C. Delmas, La bombe atomique. Ed. Complexe Bruxelles 1985, p. 120
2 Ibid., p.12
3 Dans la «Saturday Review of Literature» du 15 juin 1946, N. Cousins et T. K. Finletter exprimaient l'aspect politique de l'opération dans des termes semblables : "Pourquoi l'avons-nous lancée ? Ou, si on suppose que l'usage de la bombe était justifié, pourquoi ne pas démontrer sa puissance dans un essai fait sous les auspices des Nations-Unies, essai sur la base duquel on enverrait un ultimatum aux Japonais, renvoyant ainsi la responsabilité aux Japonais eux-mêmes?(...) Tout essai aurait été impossible si le but était de mettre le Japon par terre avant que la Russie ne s'en mêle, ou du moins avant que la Russie put prendre autre chose qu'une participation de principe à l'écroulement japonais". Cf. dans ce sens-là G. Alperovitz, Atomic Diplomacy, New-York 1959 et dans le sens opposé R. Aron, Les guerres en chaîne, Paris, Gallimard 1951.
4 G. Jaszutiski, Atom i polityka, L'Atome et la politique,Varsovie 1957, p.30.
Ibid. p.32. •
6 P. Topeha, Walka mas pracujacych o demokracje, niezawislosc i pokojowa Japonie, (La lutte des masses laborieuses pour la démocratie, l'indépendance et la paix - traduction de la langue russe) Varsovie 1951.
7 C. Mazzani, We can Be Friends, Topical Book Publishers, New York 1952, p.42.
8 Life, le 26 décembre 1955
J. Laptos, Le pacifisme apprivoisé: Le Congrès des intellectuels pour la défense de la paix en 1948, (in:) M. Vaisse (dir.) Le Pacifisme en Europe des années 1920 aux années 1950, Bruylant Bruxelles 1993, p.325-338.
10 «Tygodnik Powszechny» le 10 08 45. " «Glos Ludu», le 2 09 1945.
12 W. Supinski, Od Westerplatte do Hiroszimy, Zarys historii Il wojny swiatowej. (De Westerplatte à Hiroshima. Précis d'histoire de la Seconde guerre mondiale), Poznan 1947, 2 ed. Warszawa 1969.
«Dzis i Jutro», le 9 08 1946.
14 «Trybuna Ludu», le 30 10 1946.
15 «Les Temps nouveaux», le 7 novembre 1946. 16J. Laptos, op. cit. p.338.
17 Ce stéréotype avait vite pris des racines profondes et il a fallu une autorité telle qu'Einstein pour dire «qu'avec difficulté, mais on peut l'imaginer, les Etats socialistes peuvent mener des guerres entre eux», M. Bibrowski, Nieznane orêdzie Einsteina (Un manifeste inconnu d'Einstein), «Polityka» no 27 1980.
18 «Temps nouveaux» , no 46, le 15.11.1950, Nouveaux devoirs des partisans de la paix.
19 Bulletin Polonais, le 10 09 1950.
20 G. Jaszuriski, op.cit.p.195.
21 J.Martynov, A Hiroshima, Temps Nouveaux, no 32, 4 août 1955.
22 T. Sobolewicz, Oswiecimiak w Hiroszimie (Prisonnier d'Auschwitz à Hiroshima), „Za Wolnosc i Lud", no 33 1959.
23 Cf. R. Rosa, Dialektyka wojny i pokoju (La dialectique de la guerre et de la paix), Varsovie 1987, p. 123 et suiv.
24 J.Stefanski, Histoire pour la VIIIe, Varsovie 1948, p. 110, J. Maliss, L'Education pour l'Etat, Varsovie 1949, p.125.
26J. Adamski, Histoire poiur la IVe, Varsovie 1957 p. 97.
26 T. Zarembski, Histoire pour la VIII, Varsovie 1964.
27 H. Sedziwy, Histoire pour la VIIIe, Varsovie 1966, p.2221-222.
26 A.L. Szczesniak, Polska i swiat naszego wieku, l'histoire pour la VIIIe, Varsovie1987, p. 137.
29 T. Siergiejczuk, Histoire 1939-1945, manuel pour la IVe et la IIIe du lycée technique, Varsovie 1991.
3° .A. Pankowicz, Histoire pour la IVe. La Pologne et le monde contemporain, Varsovie 1991, p. 98.
31 O. Terlecki, Najkrotsza historia II wojny swiatowej, Cracovie 1991. p.249.
32 A. Wlodarski, Krôtka historia bomby (La courte histoire de la bombe),»Gazeta Wyborcza», le 4.08.1995; M. Turski, cosmy zrobili, «Polityka» le 5 08 1995; T. Wroblewski, Kontrowersje wokol bomby, «Zycie Warszawy», les 5-6 août 1995.