INTRODUCTION

Cet article s'inscrit dans le cadre d'un mémoire de fin d'étude en journalisme, traitant de la place qu'occupa la bombe atomique d' Hiroshima, dans la presse quotidienne belge francophone.

A partir d'un dépouillement systématique d'une dizaine de quotidiens belges francophones, pendant les 4 mois qui suivirent l'explosion de la bombe d'Hiroshima en 1945, il s'agit d'estimer dans quelle mesure, l'ensemble des conséquences humaines, politiques, médicales et scientifiques ont été évaluées dans les colonnes de nos journaux.

Quel effet la presse a-t-elle produit sur les mentalités de l'opinion publique ?

Cet analyse se divise en deux chapitres, lequels seront à leur tour scindés thématiquement.

Le premier chapitre envisagera thème après thème tout ce qu'on pouvait savoir, à l'époque en lisant la presse francophone.

Le second tentera dans la mesure du possible d'aborder les sujets omis par la presse durant cette période de la fin de la guerre du Pacifique.

On peut souligner déjà que les conditions de l'explosion d'une arme atomique, qui est le fruit de recherches secrètes, ainsi que les conséquences engendrées, ne facilitèrent pas le travail des journalistes déjà rendu délicat par la soudaineté de l'événement.

La prise de conscience d'un évènement, la mise à distance nécessaire par rapport à celui-ci, font partie de l'exercice périlleux des journalistes. La presse a-t-elle assumé son rôle, et l'a-t-elle fait dans les règles de l'art ?

Nous allons tenter d'y répondre.

A) CE QUE L'ON POUVAIT SAVOIR DANS L'OPINION PUBLIQUE DE L'ÉPOQUE EN LISANT LA PRESSE BELGE FRANCOPHONE

1. LA BOMBE À L'AUBE DE PROGRES SCIENTIFIQUES

Si ce thème n'est pas développé de manière considérable dans les articles de la presse quotidienne belge, il revêt pourtant un caractère prépondérant dans la mesure où c'est justement l'aspect de révolution scientifique qui transparait dans les titres chapeautant les premiers articles relatant l'utilisation de la bombe.

Ainsi, le 6 août 1945, lorsque la première bombe atomique tombe sur la ville japonaise d'Hiroshima, on rapporte principalement deux jours plus tard, «La formidable puissance de la bombe atomique», dans Le Soir ou La Libre Belgique ou encore «La bombe atomique ou l'énergie qui illumine les étoiles.» D'ailleurs, l'insistance sur le thème de révolution scientifique, de progrès, se retrouve également dans l'arsenal des titres de la presse quotidienne française avec le même cynisme presque confondant. Le titre dans Le Monde du 8 août : «Une révolution scientifique», ainsi que celui du Parisien Libéré de la veille : «La plus grande découverte du siècle», traduisent le même engouement.

S'il nous est permis d'établir un bref parallèle entre la presse belge et celle de notre grand voisin, on peut remarquer par cette similitude dans la façon d'aborder les titres, que les journalistes disposaient des mêmes sources d'informations et essentiellement des discours de Truman.

C'est ainsi qu'on ne peut s'empêcher de relever dans la presse, un optimisme peu avisé contrastant avec l'horreur du dessein de la bombe.

Le Soir et La Libre Belgique, 8 août écrivent de manière identique:

«La bombe atomique est le résultat des recherches scientifiques combinées des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, selon Truman.(...)
Les milieux industriels croient que le principe à la base de la bombe A bouleversera toutes les méthodes industrielles et surtout les transports aériens, maritimes et terrestres, puisque la force atomique remplacera le charbon, l'essence et l'eau comme source principale d'énergie. Le New-York Herald Tribune annonce un nouvel élément chimique. «Pluton» a été obtenu scientifiquement en vue de créer une nouvelle source d'énergie superatomique. Cet élément n'existait pas auparavant. Créé par des procédés artificiels, ses propriétés explosives seraient plus grande que celles de l'Uranium.»

Le Drapeau Rouge, 8 août, soutient que :

«Tous les espoirs sont permis maintenant, non pas uniquement dans le domaine des bombes, mais dans l'exploitation de ces nouvelles sources d'énergie que constituent les phénomènes nucléaires, et l'on peut s'attendre à d'autres révélations dès la fin de la guerre du Japon. Une ère nouvelle s'ouvre, des millions de fois plus riche en énergie disponible que l'énergie actuelle. Préparons l'avenir afin que ces immenses richesses soient utilisées rationnellement au profit de l'humanité toute entière

Un seul article tempère quelque peu cet optimisme presque démesuré et redonne droit à la prudence, qui se doit de prévaloir lorsqu'on projette de dessiner l'avenir concernant une découverte scientifique.

La Flandre Libérale, 11 août, écrit en effet sous le titre «Les applications de la force atomique. L'énergie atomique et l'industrie» :

«Les milieux scientifiques et industriels américains hésitent à se prononcer en ce qui concerne les applications pratiques de l'énergie atomique. Les experts estiment que les résultats de la découverte de la libération de cette énergie ne pourront se manifester dans l'industrialisation avant longtemps. D'autre part, si la censure laisse divulguer les aspects sensationnels et anecdotiques de fa découverte, elle proscrit soigneusement toute précision quant aux principes scientifiques.
On estime toutefois, que l'énergie atomique, dont on réussira sans aucun doute à abaisser le contenu de la fabrication est appelée à concurrencer et à démoder, au moins dans les pays anglo-américains, les autres sources d'énergie: électricité, charbon, eau. Déjà plusieurs compagnies se sont mises à l'étude des applications industrielles futures.»

2. LA BOMBE COMME SYMBOLE DE LA FIN DE LA GUERRE

Au delà des discours officiels et de la majorité de l'opinion publique accueillant unanimement avec soulagement la fin d'une guerre, il y a quelques articles qui vont jusqu'à souligner les bienfaits de l'utilisation des moyens de pression que constituent les armes atomiques, pour infléchir le sens d'une guerre. Mais les auteurs se rendaient-ils compte que non seulement le cours de la guerre changeait radicalement, mais encore qu'on assistait au même moment, au bouleversement des relations internationales ? Rien n'est moins sûr...

Le Journal du Front de l'Indépendance, 21 octobre, lui-même, écrit :

«Les armes secrètes, quelle que soit leur puissance destructrice, ont cessé d'être les forces les plus redoutables. Le désir de paix animant les peuples démocratiques du monde entier, triomphera des forces mauvaises et rétrogrades. C'est la leçon que nous tirons de la victoire de la démocratie contre le fascisme. Ainsi l'utilisation de la bombe atomique comme moyen d'arrêter la guerre fait que la bombe atomique n'est pas condamnée (...)»(souligné par nous).

La Nouvelle Gazette, 11-12 août, écrit dans un éditorial publié sous le titre «La maîtrise du monde» :

«Si peu de pitié que méritent cette nation de proie et ce peuple de pirates que sont les Japonais, on rie peut pourtant se défendre d'un certain sentiment de commisération instinctive en pensant au sort des 150.000 pauvres diables d'hommes anéantis d'un seul coup par la déflagration d'une seule de ces bombes atomiques. Mais la raison et la réflexion corrigent aussitôt cet instinct et ce sentiment quand on imagine ce qui serait arrivé, si, par malheur, c'étaient les Allemands ou les Japonais qui avaient fait cette découverte infernale. Ni les uns, ni les autres n'auraient, comme les Américains l'ont fait pour le Japon malgré la traitrise de Pearl Harbour, averti leurs adversaires du sort épouvantable qui les attendait. car qu'on le veuille ou non, un pareil engin confère la maitrise du monde à celui qui le possède et cette maitrise qui vient de s'affirmer si péremptoirement dans la guerre ne sera pas moindre dans la paix.»(...)

3. LA NATURE DE LA BOMBE.
LES EXPLICATIONS «SCIENTIFIQUES»

On trouve pour décrire la particularité de la bombe, deux sources d'informations dont les contenus diffèrent quelque peu. Tout d'abord, les milieux officiels insistent sur la puissance, l'objectif atteint. Ensuite, les milieux d'experts scientifiques, professeurs de physique ou chimie expliquent le fonctionnement de la bombe à partir du procédé connu depuis Iontemps des réactions chimiques en chaîne.

Le Soir, 8 août, écrit sous le titre «La plus puissante bombe du monde a été jetée sur Hiroshima. Basée sur la désintégration de l'atome, elle a le pouvoir destructeur de 2000 bombes anglaises de 10 tonnes» :

(...) «Selon Truman, c'est la plus forte bombe utilisée jusqu'ici pendant la guerre. La bombe atomique est plus puissante que 20000 tonnes de TNT».(...)

Le Soir, 9 août, écrit sous le titre «Exclusivité Le Soir. L'Uranium et la bombe atomique» (Des services du «Times»):

«L'Uranium est le principal métal employé dans la construction de la bombe atomique. L'histoire de l'Uranium et du Radium est liée, mais avant la guerre on cherchait à développer le radium.(...)
L'Uranium 235, dont le poids atomique est de 235 est utilisé pour la bombe atomique. Lorsque l'Uranium 235 est heurté par un neutron qui pénètre dans son noyau, le poids atomique devient 236 qui devient un atome explosif qui se divise aisément

La Libre Belgique et Le Peuple, 9 août, publient le même entretien sous le titre «Le procédé de fabrication n'est pas un secret. Par un physicien de l'université d'Oxford» :

«Les propriétés de l'Uranium, considéré comme la substance de base de fabrication de la bombe. L'Uranium est le plus lourd corps simple que la science connaisse. C'est lorsque l'Uranium est extrait et purifié et qu'il peut être comparé à d'autres corps lourds comme le platine, que les savants rencontrent les premières difficultés. Selon un procédé compliqué, comportant l'emploi de tubes à rayons cathodiques (avec déviation magnétique), l'uranium est séparé de l'atome auquel il est associé.
Cette première difficulté a été surmontée et a permis la réalisation scientifique qui révolutionne le monde. Ce qui est concentré dans les bombes atomiques est l'énergie qui illumine les étoiles.»

La Libre Belgique, 14-15-16 août, souligne sous le titre «La transmutation des corps simples» :

«Ce que la science avait longtemps considéré comme un rêve absurde est devenu aujourd'hui une réalité : la transmutation des éléments est un fait accompli.»(...)

Les journalistes se sont évertués à éclairer les lecteurs sur les procédés chimiques et techniques de la bombe. Ainsi, même si, ici, nous n'avons pu que relever quelques échantillons, les articles de type «scientifiques» foisonnaient à l'époque.

4. LES DÉGATS DE LA BOMBE ATOMIQUE

Devant une découverte aussi atroce que la bombe atomique, on pourrait supposer qu'une partie de la presse se soit insurgée devant le massacre de civils, si japonais soient-ils.

Pourtant il n'en est guère question, du moins durant les premiers mois qui suivent la bombe d'Hiroshima. Dans une quasi unanimité, on semble saluer l'arrivée de ce nouvel engin qui apparait comme un moyen efficace d'écourter une guerre.

On relèvera ici et là, quelques sursauts de «commisération». Il faut dire qu'à l'époque, on se rend difficilement compte des réels effets sur les hommes et des conséquences qui, plus tard, affecteront le politique.

La Libre Belgique, 9 août, fait remarquer sous le titre «Impression pénible au Vatican» :

«La nouvelle a provoqué au Saint-Siège une impression pénible. La bombe atomique était considérée comme marquant un nouveau pas dans la direction de l'emploi de moyens de destruction sans discernement.»

La Libre Belgique, 13 août, souligne dans un éditorial de Paul Struye :

«La bombe atomique parait bien être enfin l'arme dont la possession exclusive suffit à celui qui en fait usage pour imposer irrévocablement sa volonté et sa maîtrise, à n'importe quel adversaire.
On est confondu d'horreur au récit des effets dévastateurs de cette arme inhumaine. On n'est pas fier de voir la guerre moderne recourir à de tels instruments de massacre qui dépassent en sauvagerie tout ce que l'on avait imaginé dans le passé. Certes il y a une sorte de justice immanente à voir le peuple qui, depuis l'autre guerre avait été le premier à troubler gravement la paix et à violer avec cynisme ses obligations internationales, frappé le plus durement par cette guerre dont il avait cru pouvoir faire son instrument normal de domination.
Il n'en faut pas moins souhaiter que de telles méthodes soient à l'avenir proscrites par les conventions internationales. Qu'il s'agisse d'ennemis ou d'amis, aucun homme de coeur, ne peut assister sans frémir, aux effroyables dévastations qu'elles entrainent.»

Le Soir, 28 août, écrit, sous la plume de Lucien Fuss:

«Le progrès scientifique a fait un bond en avant qui déconcerte l'esprit. Ce fut pour créer un engin destructeur d'une telle puissance qu'aucune oeuvre humaine n'échappe plus à la possibilité menaçante d'une destruction totale et instantanée. Si bien que la bombe atomiquë, dont le mécanisme n'a pas fini de hanter les esprits et qui eut le mérite d'apporter une fin brusquée à la guerre en Extrème-Orient, a eu cette conséquence aussi de plonger l'homme dans une stupeur anxieuse. Sans doute, le principe de la bombe atomique pourrait-il servir à l'amélioration de la condition humaine. Nous en sommes convaicus mais la première application n'en est pas moins un engin de destruction et de carnage dont tous les pays du monde n'auront cesse de posséder le secret

Un unique article rapportant les propos du premier ministre japonais a le mérite de mettre en question l'unanimité sur la nécessité d'utiliser la bombe. Nous abordons d'ailleurs ici un dilemne mettant en lumière la controverse récente aux Etats-Unis, à propos de la culture populaire et de la mémoire historique : fallait-il lancer la bombe sur Hiroshima ? Nous y reviendrons dans le second chapitre, l'intêret est éminent en ce qui concerne l'histoire et sa véracité.

Cet article est celui du Soir, 6 septembre qui dévoile en titre que; «Le Japon se trouvait au bord de la défaite», (Londres, 5 septembre - Reuter) :

«L'agence d'information japonaise rapporte que le prince Higashi, Premier ministre, a déclaré à la Diète que le Japon se trouvait au bord de la défaite, à cause des raids aériens alliés et du blocus maritime, avant que la première bombe ne tombe sur Hiroshima.
La tournure devenait favorable pour les Allliés après la retraite des troupes japonaises de Guadalcanal. Des difficultés insurmontables se multipliaient au printemps de cette année et la situation générale du pays s'aggravait rapidement. Enfin, la production industrielle était à un niveau tellement bas qu'on dut abandonner tout espoir de redresser la situation

5. LE NOUVEL ÉCHIQUIER POLITIQUE INTERNATIONAL

Les conséquences politiques, diplomatiques et géostratégiques font l'objet d'analyses et de développements considérables dans la presse quotidienne belge francophone. Pour faciliter la compréhension de ce thème vaste et parfois complexe, il nous parait légitime de le subdiviser en trois sections.

a) Un tournant de la guerre

Pour le président américain Truman, cela ne fait aucun doute, la bombe atomique lancée le 6 août sur Hiroshima a permis d'écourter la terrible guerre qui sévissait depuis des années sur les côtes du Pacifique. C'est du moins ce qui émane abondamment des discours officiels et des allocutions radiodiffusées de Truman, retranscrits souvent tels quels dans les quotidiens belges.

Il est manifeste qu'à l'aube de l'été 1945, la situation militaire japonaise n'est pas reluisante, le Japon ayant été privé de la maîtrise de l'air et de la mer. Cependant, le Japon possède encore de larges territoires en Chine, et en Asie du sud-est.

Le débarquement américain en avril 1945, sur l'île d'Okinawa, est décisif dans la progression des troupes américaines vers l'Archipel, mais les Américains t'ont emporté au prix d'un lourd tribut : peut-être 50.000 tués.' Selon la version officielle, l'opinion publique américaine ne peut plus supporter le poids cuisant de cet impact psychologique.

Ainsi, lorsque Truman apprend en juin que la bombe atomique, l'arme absolue, est opérationnelle et que l'ombre du premier essai atomique se distingue enfin, le Président américain entrevoit l'issue lénifiante de cette guerre. Les vies américaines seront désormais épargnées....

La presse rend compte de manière fidèle et presque unanime de ce qui à l'époque semble un état de fait, surtout que les seules informations disponibles, dans les premiers jours qui suivirent l'explosion de l'engin, sont essentiellement les déclarations de Truman.

Nous verrons plus loin que d'une part, le bien fondé du lancement de la bombe est aujourd'hui remis en question par des historiens ou des experts et que d'autre part, l'utilisation de la bombe atomique répondait également à des besoins géostratégiques et militaires d'influence.

Le Soir et La Libre Belgique, 8 août, écrivent :

«Nous avons gagné» déclare Truman. «Si les chefs japonais n'acceptent pas maintenant nos conditions, ils peuvent s'attendre à une pluie de destruction comme on n'en vit jamais sur cette terre».

Le Soir, 9 août, écrit :

Motion alliée de «Reddition inconditionnelle ou destruction complète».

«L'ultimatum de Postdam donne le choix entre reddition sans condition et anéantissement complet. La menace d'un deuxième ultimatum menace le Japon de capituler inconditionnellement. L'emploi de nouvelles bombes atomiques contre le Japon est un moyen d'écourter les guerres et de sauver un nombre considérable de vies américaines, voire de vies japonaises.»

Le Soir, 18 août, et La Wallonie du 19-20 août publient sous le titre «Un succès dépassant toute attente. Aux Communes, Churchill et Attlee passent en revue la situation internationale» :

«Un succès dépassant toute attente a couronné cette réalisation remarquable de nos alliés américains. Nous possédons une arme irrésistible. La décision d'utiliser la bombe atomique a été prise à Postdam par le président Truman et moi-même et nous avons approuvé la mise en action de cette arme nouvelle. Staline a été avisé par Truman...
C'est à la bombe atomique plus qu'à tous les autres facteurs qu'il faut attribuer le succès et la fin rapide de la guerre contre le Japon. On ne peut s'associer à ceux qui estiment que la bombe atomique n'aurait jamais dû être utilisée. Six années de guerre totale ont convaincu la plupart des gens que si l'Allemagne ou le Japon avaient découvert cette arme nouvelle, ils en auraient fait usage sans scrupules contre les Alliés. La bombe a amené la paix, mais seul l'homme peut conserver cette paix. Le secret de la bombe atomique ne constitue nullement un désir de détenir un pouvoir arbitraire mais pour la sécurité dans le monde.»(...)

b) Préserver le secret de guerre

Depuis les premières recherches sur la bombe atomique, amorcées en 1939 par l'envoi d'une lettre d'Albert Einstein au président américain, jusqu'au début de la guerre froide en 1949, le gouvernement américain tient à garder secret tout ce qui a un rapport avec le nucléaire. C'est la raison pour laquelle, dès l'explosion des deux bombes au dessus d'Hiroshima et de Nagasaki, les Américains ainsi que les Anglais vont s'évertuer à ne dévoiler aucun résultat sur l'arme secrète. L'histoire dévoile que jusque 1949, date à laquelle les Russes effectuent leur premier essai nucléaire, les Etats-Unis détiennent le monopole atomique.

La presse, entièrement consciente de l'enjeu pour les Anglo-saxons de préserver un secret qui offre l'hégémonie sur le monde, se lance dans une analyse abondante des conséquences de la possession d'une telle arme sur l'équilibre du monde.

Les journalistes dénoncent majoritairement les dangers en cas de révélation du secret de fabrication de la bombe atomique. Leurs avis ne divergent qu'en ce qui concerne les solutions à apporter pour assurer le respect et l'intégrité de «l'arcane» atomique.

Faut-il assurer la responsabilité de la découverte de l'engin atomique par le recours à une force intergouvernementale en la personne des Nations-Unies ?

Doit-on réserver le secret seulement aux puissances alliées ?

Ces questions sont envisagées par les journalistes et font l'objet de longs développements surtout dans les éditoriaux, qui se prêtent bien à l'exercice d'analyse.

La Wallonie, 9-10 août, titre «La bombe atomique précipitera l'écrasement du Japon mais plus sûrement encore, elle bouleversera toute l'industrie d'après-guerre. La bombe atomique donne la maîtrise du monde» :

«Le correspondant de l'agence Reuter à Washington annonce que les superforteresses transportant des bombes atomiques devaient voler à très grande altitude pour éviter d'être prises dans le puissant souffle provoqué par la bombe. Dans les milieux diplomatiques de Washington, on réfléchit aux conséquences politiques formidables qu'aura la nouvelle arme. On reconnait qu'aucune nation à part les Etats-Unis, ne possède cette bombe toute puissante qui leur donne la domination complète du monde dans le domaine de la guerre, grâce à une seule invention scientifique. Bien que l'Angleterre ait contribué considérablement à développer la bombe atomique, elle ne possède pas d'usine pour sa fabrication:On peut dire que les hommes qui furent témoin, le mois passé, des premiers essais de la bombe atomique dans les déserts du Nouveau-Mexique, assistèrent à une révolution bouleversant complètement l'ancienne conception de l'équilibre du monde.»

Les discours officiels de Truman insistent sur la nécessité impérieuse de se réserver le secret en vue de préserver la paix, qu'un monde sans loi rendrait précaire.

La Libre Belgique, 11-12 août, écrit :

«Dans un discours radiodiffusé Truman déclare: (...) «La bombe atomique est trop dangeureuse que pour être mises aux mains d'un monde sans lois. C'est pourquoi, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne qui gardent le secret de sa production, n'ont pas l'intention de le révéler tant qu'il ne sera pas possible de le contrôler de manière à nous protéger, ainsi que le reste du monde, du danger d'une destruction totale».

Déjà à l'époque, on peut lire dans les journaux l'inéluctable utopie que représente cette exclusivité atomique, à l'heure où l'URSS se lance dans un programme poussé de recherche nucléaire. Dans l'article suivant, le bruit des pas de la guerre froide qui s'engage entre les Etats-Unis et l'URSS devient perceptible. Sur le champ des imprudentes guerres locales s'opposent d'un côté, les forces démocratiques et capitalistes et de l'autre, les poussées expansionnistes du communisme.

La Libre Belgique, 20 août, écrit dans un éditorial intitulé : «Premier jour de la paix retrouvée» :

«La découverte de la bombe atomique a modifié l'équilibre des forces entre les Anglo-Saxons et les Russes. Il est significatif que le secret de cet engin terrifiant n'a pas été révélé jusqu'à présent à l'URSS, ce qui confirme que l'on tient à Londres et à Washington à garder quelques atouts en réserve dans le grand jeu à jouer avec l'allié moscovite. L'avantage que donne cette supériorité technique ne sera vraisemblablement que passager. Il est difficilement concevable que le secret puisse être gardé longtemps.»

Cet article nous permet d'aborder la dernière subdivision du thème relatant les bouleversements qu'amorce la bombe dans le domaine de la politique internationale.

c) Problème de sécurité dans le monde et jeu de l'URSS

Le souci des Américains et des Anglais de ne pas divulger le secret a pour corollaire la préservation de la sécurité mondiale. En fait, cette quête absolue de l'équilibre de la configuration du monde, dans lequel les différents courants de pensée s'affrontent de plein fouet, répond au besoin des deux Blocs, d'imposer leur mode économique et idéologique afin de l'universaliser.

L'ultimatum de Postdam, en juin 1945, exige la reddition inconditionnelle du Japon. Mais à cette conférence en Allemagne, James Byrnes, le conseiller de Truman, ne cache pas sa méfiance à l'égard des Russes. Là, avec Churchill, ils essaient de réfréner les ambitions de Staline qui prépare l'expansion du communisme en Europe et en Asie.

Avec l'utilisation de la bombe, Truman tente de manoeuvrer pour que son pays puisse imposer unilatéralement ses conditions de cessez-le-feu, sans le concours de Staline.

Ce souci du Président américain devient manifeste, surtout lorsque Staline envoie ses troupes en Mandchourie, afin de contrer l'ennemi japonais, alors que la bombe d'Hiroshima a touché son but. La menace d'une entrée soviétique au Japon préoccupe Truman et Byrnes. De leur côté, les Russes espèrent obtenir des concessions en tant que puissance alliée. Ces enjeux stratégiques amorcent en réalité l'émergence du monde bipolaire caractéristique de la guerre froide et qui ne s'achèvera qu'en 1989 avec la chute du mur de Berlin et l'éviction du bloc soviétique.

La presse, privée du recours au futur , ne peut se rendre compte de ce contexte et des manoeuvres américaines et russes afin d'asseoir leur position hégémonique sur le monde.

Il faut cependant reconnaître à l'article suivant l'évocation limpide d'un nouvel ordre international, qui sous-entend la domination des grandes puissances sur d'autres.

La Flandre Libérale, 9 août, souligne dans un article intitulé «Le Japon résistera-t-il encore ? La bombe atomique confère aux anglo-américains un avantage écrasant» :

(...) «Ce qui est beaucoup plus important que les frontières stratégiques, c'est les questions du contrôle de la production des bombes et des obus atomiques. Cette dernière a été tellement coûteuse et compliquée que seules les grandes puissances pouvaient en entamer les recherches scientifiques et en supporter le coût. Ceci accentuera encore la dépendance des petites puissances, les grandes nations seules ayant accès à cette arme puissante.(...)»

L'évocation de ce journaliste avisé retient notre attention. On y relève une certaine audace quant aux raisonnements découlant des perspectives de changements politiques :

La Flandre Libérale, 16-17 août, développe dans un éditorial intitulé «L'actualité diplomatique. Les conséquences d'une découverte», l'idée selon laquelle:

(...) «En réalité, nous sommes fortement tenté d'établir une relation entre la décision de Staline et l'emploi de la bombe atomique qui devait forcément précipiter la victoire anglo-saxonne. Les Russes ont un intêret trop évident à figurer parmi les Etats signataires des condition de reddition du Japon pour se laisser surprendre par l'évènement. C'est le même intêret qui les porte à empêcher, par leur entrée en lice, l'écroulement total du Japon qui romprait définitivement l'équilibre du Pacifique au profit de l'impérialisme américain.»

Trois mois se sont écoulés après les drames de Hiroshima et de Nagasaki. L'opinion publique pouvait se rendre compte en lisant la presse belge francophone que le secret sur la bombe atomique tombait en désuétude.

La Flandre Libérale, 15 novembre, publie un éditorial sous le titre «Actualité diplomatique. Problèmes immédiats» dans lequel on peut lire:

(...) «On assiste en effet, à une véritable émulation scientifique autour de l'énergie atomique. Les savants russes y travaillent avec de puissants moyens et les savants français seraient sur le point de faire de grandes découvertes. Cette émulation qui serait réconfortante si elle s'inspirait uniquement d'un idéal de progrès humain, est l'argument qu'invoquent les partisans de la diffusion du secret, qui n'en sera bientôt plus un. Pourquoi, dès lors, disent-ils, créer inutilement une méfiance qui empêchera le rétablissement de la sécurité internationale et qui emportera le monde dans une course folle aux armements les plus puissants

6. LES DÉGÂTS DE LA BOMBE

Le 6 août 1945, tombe sur la ville d'Hiroshima la première bombe atomique utilisée en temps de guerre. Trois jours plus tard, une autre superforteresse B-29 largue un deuxième engin au dessus de Nagasaki. Le puissance libérée par la bombe à 580 mètres au-dessus de la ville d'Hiroshima est de 13,2 kilotonnes, soit l'équivalent de 13.200 tonnes de TNT.

La bombe tue en une seconde pas moins de 80.000 personnes et en blesse 70.000 dont la plupart décèdent dans les trois semaines qui suivent, de blessures diverses.

Fin décembre 1945, entre 190 000 et 230 000 personnes ont succombé des suites des deux bombardements.

Ces chiffres sont ceux que l'on trouve aujourd'hui et qui constituent des informations officielles bien qu'aucunes données ne soient à cent pour cent fiables.

Pourtant à l'époque du largage des deux bombes atomiques sur les villes japonaises, les estimations données par la plupart des journaux avant le 25 août environ, aussi bien en Belgique qu'ailleurs, ne constituent qu'un pâle reflet de la réalité. Cette sous-estimation est le fait de la volonté américaine de minimiser les pertes civiles mais également de la difficulté, pour les autorités japonaises, d'opérer un comptage des victimes surtout que la milice japonaise entretient une censure sur son territoire. La population japonaise, au départ, ne sait rien.

Ainsi, dans le livre «Hiroshima oublié» de Béatrice Faillès, on peut trouver confirmation de nos assertions : «Ce fut seulement le 22 août que les informations précises sur les effets de la bombe furent apportés par les milieux officiels japonais et retransmis aux agences du monde entier.»

De nos jours, il est permis d'affirmer qu'à partir de la bombe d'Hiroshima un double niveau de censure fut instauré tout d'abord par l'armée impériale au Japon puis à partir de septembre 1945, date de l'occupation américaine du Japon, jusqu'à la fin du mandat en 1951. Nous aurons l'occasion d'y revenir.

Les effets destructeurs des deux bombes sont tout de même relatés dans les colonnes de nos journaux, et ce malgré le peu d'information disponible et surtout fiable.

On peut se rendre compte que les effets des deux bombes, la première à l'Uranium, la seconde au Plutonium, se situent sur une échelle qui dépasse de loin tout ce qu'on connait jusqu'alors en matière de bombardements aériens.

Cette puissance est intellectuellement difficilement concevable et même si les articles de la presse n'hésitent pas à établir des comparaisons avec les bombes classiques, ce qui frappe le lecteur, c'est davantage le fait sournois que cette explosion se combine à deux autres effets tout aussi destructeurs.

Le premier est un dégagement de chaleur similaire à celui qu'on pourrait rencontrer sur la surface solaire. Le second, élucidé plus tard dans le milieu de la presse, est la radioactivité, propriété des éléments de se transformer par la désintégration, en un autre élément. Ce phénomène de reproduction en chaîne peut se poursuivre presque à l'infini.

Les victimes d'Hiroshima sont les premières à être soumises directement à une irradiation nucléaire produite par le génie humain. Cette pluie noire, fruit perfide de l'explosion de la bombe, n'est pas seulement une pluie de cendre. Cette eau provenant du mélange des particules de carbone avec l'eau du ciel et des rivières, porte le signe, ignoré de tous à l'époque, des radiations.

Les victimes, sont, selon les informations recueillies, soit fortement brulées soit broyées sous les décombres de pierre ou de feraille. A la stupéfaction des médecins japonais, qui ne comprennent pas que certains blessés succombent des suites de légères brûlures, les journaux parlent «d'effets mystérieux». Les effets de la radiation sont par la suite cachés, tout d'abord à la population japonaise et ensuite, au reste du monde par l'entremise de la censure et du secret d'Etat.

Le Drapeau Rouge, 9 août, et La Nouvelle Gazette, 9-10 août, rapportent, sous le titre «La mort atomique» et selon des termes identiques :

«Les victimes japonaises ont péri sous une température de 2000 milliards. Il est faux de dire qu'elles brulèrent, car dans un temps inimaginablement court, plusieurs millions d'explosions firent éclater les atomes constituant leur corps. C'est une mort nouvelle, la mort atomique.»

La Libre Belgique, 24 août, écrit sous le titre «Les ravages de la bombe atomique. Les bombes atomiques lancées sur les deux villes japonaises ont poursuivi longtemps après leur oeuvre de mort»:

«L'agence d'information japonaise annonce que plus de 60.000 personnes ont été tuées et 100.000 blessées au cours de la première attaque par bombe atomique contre la ville d'Hiroshima, base de l'armée japonaise. L'agence affirme que ces chiffres sont incomplets. Nombre de personnes meurent chaque jour, à la suite de brûlures reçues au cours des attaques, et de nombreux corps n'ont pas encore été retirés des décombres. A Hiroshima, plus de 200 000 habitants sont sans domicile. «Un grand nombre de ceux qui ont reçu des brûlures ne peuvent survivre à cause de l'effet mistérieux que la bombe produit sur le corps humain. Mais ceux qui avaient reçu des brûlures de moindre importance paraissent très bien portants au début, mais s'affaiblissent après quelques jours pour quelque raison inconnue et beaucoup sont morts depuis»

Pourtant à partir du 22-23 août le monde n'ignore plus que ces brûlures fatales proviennent des effets de la radioactivité. Seulement aucune analyse précise, ni photos ne seront révélées par les médias avant un bon bout de temps.

D'ailleurs, ce n'est que trois mois après la reddition du Japon qu'un groupe de journalistes est autorisé à se rendre à Hiroshima. Ainsi, dans le Soir du 6 septembre un article intitulé «Les Américains dans les ruines d'Hiroshima» fait état de l'étendue des ruines de la ville. De nos jours, on apprend que le reportage promis aux journalistes avait été escamoté. En effet, Robert Guillain, ancien correspondant de l'agence Havas et du Monde révélait il y a quelques mois dans Le Monde du 3 août 1995 que l'armée américaine avait pris en main le groupe de journalistes au travers d'une sorte de visite guidée des ruines d'Hiroshima. Evidemment, les Américains prennent le plus grand soin pour qu'aucune trace de victimes ni de corps mutilés ne vienne bouleverser le spectacle déjà rendu suffisamment fantômatique, par l'horreur que soulève une ville rasée et sans vie.

Le Soir, 6 septembre, décrit sous le titre «Les Américains dans les ruines d'Hiroshima», Hiroshima, 4 septembre, Associated Press :

«Les rues sont sans bâtiments. Les pâtés de maison ressemblent à un amas de briques cassées, la pierre est pulvérisée les ferailles rouillées. Nous sommes les premiers Américains à visiter le premier objectif de la bombe atomique (...)»

B) CE QUE LA PRESSE DE L'ÉPOQUE NE DISAIT GUERE

1. DES «EFFETS DURABLES ET PERNICIEUX»

De nos jours, selon le ministère de la Santé japonais, environ 340.000 personnes ayant été exposées aux bombes atomiques vivent encore au Japon. Elles sont officiellement répertoriées comme hibakusha, ceci désignant exactement, «ceux qui ont fait l'expérience de la bombe».

Certains hibakusha, même des années après le drame, finissent par développer des symptomes de ce qu'on appelle, «les maladies des radiations», signes du désordre cellulaire engendré par la radioactivité.

De plus, les atteintes chromosomiques dues à l'irradiation ont pu engendrer des malformations génétiques avec deux ou trois générations de décalage.

Ces effets, que Béatrice Faillès qualifie de «durables et pernicieux», montrent que la bombe atomique n'est pas seulement un progrès dans la technologie de l'armement comme on peut le lire dans la presse en 1945. La bombe porte en elle, un processus continu de détorioration des générations futures. Ainsi, pour ces personnes qu'on nomme populairement au Japon les «non stop people», la guerre même après la guerre se poursuit. Cette particularité de la bombe est à soulever. La mort atomique n'est ni pire, ni meilleure qu'une autre. Elle est différente.

2. DE L'INÉVITABILITÉ UNANIME DE LA BOMBE

Pour Harry Truman, nous l'avons vu, la bombe atomique était inévitable afin d'écourter la guerre et pour épargner des vies américaines.

Ainsi, dans l'esprit de beaucoup, le seul argument qui prévaut, suite aux cinq années de guerre sans merci, est américain. Les estimations des experts militaires fixaient de 500.000 à 1 million, le chiffre des victimes potentielles du côté américain, en cas d'invasion du Japon prévue pour la fin de l'année 1945. Pourtant, récemment ces chiffres ont été revus à la baisse. Berstein assure que l'estimation de l'armée américaine aurait coûté, en cas d'invasion de l'archipel nippon, 46 000 soldats US. D'ailleurs n'est-ce pas Eisenhower qui affirmait : «Les Japonais étaient sur le point de se rendre et il n'était pas nécessaire de les bombarder avec cette chose horrible» ?

C'est ainsi que certains historiens, particulièrement mal vus aux Etats-Unis surtout depuis la victoire des républicains aux élections de novembre dernier, remettent en question le bien fondé de la décision de Truman.

L'invasion du Japon doit avoir lieu en novembre 1945 et Truman tient de ses conseillers que l'Empereur Hiro-Hito doit sûrement capituler avant : «rétrospectivement, on sait que le Japon était sur le point de capitulé» prétend ainsi, le professeur Galbraith, expert en stratégie militaire.

Pour Martin Quigley des services secrets américains «les Japonais auraient capitulé au début de l'automne. Les bombes atomiques n'ont permis de gagner que quelques mois».

Enfin Truman n'ignorait pas les démarches japonaises durant l'été 1945, afin de négocier une paix avec l'URSS, par l'intermédiaire de l'ambassade japonaise sur le sol soviétique. En effet, les Américains étaient en mesure de décrypter les codes secrets des services diplomatiques japonais.

Mais les pressions sur Truman sont considérables. Prenons en compte quelques points, soutenus par certains historiens et experts militaires, qui auraient pu déterminer le choix stratégique de Truman.

  • Tout d'abord, l'opinion publique américaine et même en partie mondiale, veut sa revanche. A Pearl Harbour en 1941, les forces japonaises détruisent la flotte américaine aux abords des îles Hawai. Par la suite, la majorité de la population approuve l'utilisation de la bombe.
  • Ensuite, il faut pour Truman justifier les sommes énormes consacrées à la construction de la bombe, selon notamment le professeur Maglich des services secrets américain.
  • Un argument strictement militaire est parfois retenu : on a une nouvelle arme, il faut l'expérimenter.
  • De plus, certain prétendent que si Truman n'avait pas utilisé la bombe, il aurait été mis en accusation par le Congrès.
  • Enfin et surtout, le gouvernement américain veut donner la preuve à l'Union Soviétique de la suprématie du pays de l'Oncle Sam. Cela poussera Staline à être plus docile en Europe et à arrêter l'expansionnisme soviétique en Asie. Le message est partiellement reçu. Staline suspend l'invasion du Japon alors qu'il ne desserre pas l'étau en Europe de l'Est. La bombe frappe ainsi le premier grand coup annonçant la guerre froide.

Le débat qui, depuis un an, secoue l'opinion publique aux Etats-Unis à propos de l'exposition «Enola-Gay» à Washington, prouve qu'il est difficile de mettre en question le caractère légitime de la bombe. Cette exposition organisée par le Musée de l'air et de l'espace, de la Smithsonian Institution devait comporter un script reflétant la diversité des appréciations des historiens sur la décision de Truman et faire prendre conscience au public américain des conséquences humaines des bombardements.

Ceci ne plut abolument pas aux associations d'anciens combattants qui, soutenues par la nouvelle majorité républicaine au gouvernement, encouragèrent une censure progressive du texte de l'exposition. Tous les documents ayant pu suggérer que Truman disposait de solutions de rechange disparurent.

Il est permis de souligner le danger de ce qu'on pourrait appeller un cas de «purification historique». Celle-ci consiste à limiter les débats, étouffer les diversités de l'interprétation de l'histoire. Dans nos sociétés qui s'évertuent à vouloir promouvoir les valeurs démocratiques dans le but souvent inavoué de les mondialiser, il ne faut pas oublier que derrière ce modèle universel, se cache la silhouette pernicieuse d'une pensée unique, qui défie tout pluralisme d'idées. Même nos sociétés démocratiques à l'occidentale ne sont pas à l'abri de tels abus.

3. UNE OPINION PUBLIQUE VICTIME DE LA CENSURE

Il faut dire d'emblée que la double censure qui sévit à l'époque de l'utilisation de la bombe atomique, ne rend pas la tâche aisée aux médias .

En fait, un premier niveau de censure est mis en place au lendemain de la bombe d'Hiroshima. Sur les lieux du drame, tous les relais médiatiques sont détruits. Le lendemain, la presse du monde occidental annonce la nouvelle en se basant sur la déclaration de Truman. Pour les Japonais, les informations proviennent du Grand Quartier général de l'armée impériale et de l'écoute de la radio américaine. Mais, toute donnée sur l'état des populations passe par le filtre épurateur de la censure de l'armée impériale. Puis, éventuellement, les informations sont repercutées vers l'étranger par l'agence officielle, Domeï.

Par la suite,à partir de septembre 1945 le régime américain d'occupation instaure un «Code de la Presse». Le deuxième niveau de contrôle est ainsi mis en place. Tous les journaux, articles et photos ainsi que les bulletins de radio sont contrôlés dans le but de cacher la vérité.

Les photos et les images saisies sont envoyées aux Etats-Unis pour rejoindre les archives nationales sous l'étiquette «documents secrets».

Au même moment, les Américains présentent une bande d'actualité à la télévision. Une version «acceptable» des dégâts de la bombe est diffusée, dans laquelle le nombre des victimes est minimisé. Il est certain que la bonne conscience de l'opinion publique ne peut être heurtée.

Pour mettre en place la censure, les Américains recrutent 6.000 Japonais qui sont chargés non seulement de contrôler les messages médiatiques, mais encore de lire les poèmes et les pièces de théâtre.

Au delà de la censure politique, les Américains contrôlent toutes les informations sur le nucléaire. Les documents et analyses sur les recherches nucléaires constituent un monopole dont le secret d'Etat est l'appellation contrôlée.

Les Américains, secondés par des Japonais, se livrent à des recherches médicales et biologiques. ABCC, une commission chargée d'étudier les conséquences de la bombe atomique, est ainsi créée à ces fins. Ce centre existe toujours aujourd'hui, sous direction américano-japonaise. Mais à l'époque, ABCC ne prodigue aucun soin. Les victimes des radiations sont convoquées à titre expérimental.

Les savants mènent, durant la période de l'après-guerre, des recherches sur la génétique en prélevant les foetus d'enfants malformés. Des autopsies sont également réalisées sur les victimes décédées.

Les rapports de scientifiques japonais sont réquisitionnés jusqu'en 1973. Pour les films il faudra attendre encore les années 80 pour que leurs auteurs en reprennent possession.

Les rescapés d'Hiroshima se sentent abandonnés après la guerre à l'heure où le pays s'attache davantage aux rênes de la reconstruction. La première loi protégeant les hibakusha n'existe que depuis 1957. Pendant longtemps, les victimes de la bombe ont souffert en silence et souvent dans la honte, de la discrimination.

CONCLUSION

Ce n'est pas un abus de langage que de dire que la tâche de la presse fut ardue dans une période aussi censurée et traumatique que la fin de la deuxième guerre mondiale.

D'une manière quasi-générale, le seul argument mis en point de mire par Truman fut le fait que la bombe arrêtait une guerre atroce. Il y avait une sorte de consensus universel suite au prix payé car le monde sortait des souffrances de longues années de guerre.

Dans ce contexte pugnace et étant donné que, à cette époque, les films de propagande américains, largement répandus en Europe, encourageaient à la haine d'un peuple qualifié de sous-humain, l'opinion publique majoritairement échappait à l'ampleur du drame qui se déroulait là-bas au pays des kamikazes et des samouraï.

Ainsi l'actualité belge à partir d'août 1945, se partageait le plus souvent entre les «unes» consacrées principalement à la fin saluée de la guerre, à l'entrée en guerre de l'URSS contre le Japon, ou encore à la condamnation de criminels de guerre nazis responsables du génocide.

En juillet, de nombreux articles attirent l'attention sur la capitulation du Japon ou bien - caractéristique de l'actualité belge - sur les débuts de la question royale.

En septembre, les procès des nazis font la première page avec les méandres de la reprise économique du pays ainsi que la question balkanique issue de la Conférence de Londres.

Enfin, en octobre, la venue à Bruxelles du général de Gaulle enthousiame la presse belge flattée de cette visite. L'entrée en vigueur de la Charte des Nations-Unies apparait également de manière fréquente dans les colonnes de politique internationnale, comme garantie souveraine de la paix future.

Ainsi on peut dire que le bombardement d'Hiroshima, le 6 août et celui de Nagasaki, le 9, constituèrent une série d'évènements précipités et évocateurs d'une même aspiration : la fin de l'état de belligérence, la mort des dictatures. A la limite, ce n'est que maintenant, à l'heure où l'actualité nucléaire resurgit et où la mémoire se plonge dans le passé, que l'horreur d'Hiroshima réapparait.

Dire pourtant que la presse a fui ses responsabilités, est un pas qu'il serait imprudent de franchir. Nous avons rappelé les difficultés contextuelles et matérielles de l'époque pour se procurer des informations complètes et limpides. Pourtant, les analyses, notamment des conséquences de politique internationales ainsi que les explications scientifiques relatives aux atomes, furent, nous l'avons souligné, souvent pertinentes et jouèrent certainement un rôle positif dans la formation de l'opinion publique. Le manque de consistance relatif des articles de la presse est ainsi largement excusable. Comment assumer son devoir d'information des lecteurs lorsqu'on dispose de données minces et tronquées? On voit ainsi que le travail du journaliste est tributaire, hier comme aujourd'hui, de la qualité des sources dont il dispose.

Lionel CHANGEUR
(journalisme-U.L.B.)

1.Les chiffres seront ensuite revus à la baisse.